Quelque part dans l’océan Indien, une jeune femme se noie. Ses forces l’abandonnent mais sa pensée, tel un animal sur le point de mourir, se cambre : dans un ultime sursaut de vie et de révolte, la naufragée convoque, dans un monologue étourdissant, les personnages de sa courte vie… Anguille sous roche est un miracle littéraire : son auteur, Ali Zamir, jeune écrivain comorien inconnu, reçoit, pour cet ouvrage, le Prix Senghor du premier roman francophone et francophile 2016 et la Mention Spéciale du jury du Prix Wepler 2016. Roman fait d’une longue phrase, d’un souffle syncopé, il agglomère les styles pour mieux les éclater, créant une langue qui crépite, insensée, sublime et triviale. Au-delà du phénomène, le récit, les caractères, offrent un matériau riche et lumineux, un kaléidoscope d’images, de pensées, de sensations qui donnent parfois le vertige, mais qui bouleversent et attisent. Figure magnifique, Anguille ouvre les méandres de sa conscience à l’instant où elle va sombrer. Crotale, sa soeur, Connaît-tout, son père, et Vorace, son amant, surgissent à ses côtés, robustes et languissants, repeuplant la petite maison du port de pêche de l’île d’Anjouan.
Passionné par le travail d’adaptation de textes littéraires non théâtraux, Guillaume Barbot, artiste invité de Jean Bellorini pour son second mandat, s’entoure de deux musiciens, l’un violoniste, complice de longue date, et l’autre, spécialiste des percussions d’Afrique et de musique électronique, pour faire naître un univers mental sans limites, un océan. C’est Déborah Lukumuena, jeune comédienne dont le talent tout neuf lui a valu en 2017 le César de la meilleure actrice dans un second rôle pour le film Divines, qui incarne la vibrante Anguille.
« Les amants de Vérone n’existent et n’existeront que dans la fiction, il faut le comprendre sans faire de bruit, il n’y a que des anguilles sous roche dans ce théâtre, des surprises qui profitent du silence ». Ali Zamir, Anguille sous roche
« (...) un monologue d’une heure trente. Il est magistralement incarné, tout en mesure, avec une délicatesse digne d’une grande actrice. » Stéphane Capron, Sceneweb
Je viens de mettre en scène un spectacle, On a fort mal dormi, un acteur au plateau qui nous fait entendre la parole de Patrick Declerck sur les SDF. Histoire de naufragés.
On est en mars 2016, dans une maison d’Alfortville, on joue le spectacle dans un salon pour une quinzaine de personnes. Notre hôte se trouve être éditeur. Je le découvre à la fin de la représentation. Nous discutons. Au moment de le quitter, notre petit décor sous le bras, je lui pose une dernière question : le texte d'un inconnu envoyé par la poste puis finalement publié, est-ce un mythe du monde littéraire ou une réalité ? Lui, de me répondre : Ce ne sont que 5% de la littérature, mais les cinq plus beaux.
Et, comme preuve vivante, il me parle d’un manuscrit incroyable qu’il a reçu par mail. Un inconnu, 27 ans, comorien, qui vient d’écrire un roman d’une force bouleversante. Il a d’ailleurs cru au départ à une mauvaise blague, un test d’un éditeur concur rent, il finira par faire signer un contrat à ce nouvel auteur sans avoir même eu le temps de terminer la lecture du roman.
Septembre. Je découvre en librairie ce mystérieux livre. Je le lis, par curiosité. Et tombe sous le choc. Une langue venue de nulle part. Un mouvement, une seule phrase de 300 pages, qui vous cloue au sol. L’histoire d’une adolescente de 17 ans, perdue au beau milieu de l’océan au large de Mayotte, et qui avant de se noyer repense à sa vie, à ce qui l’a amenée jusqu’ici... Ce premier roman, si singulier, si essentiel, si drôle, féroce et poétique à la fois, crée l’événement. Plus d’une centaine d’articles en deux mois. Et l’auteur qui se voit refuser un visa pour venir parler en France de son ouvrage ...
Le spectacle, tout comme le roman, prend racine dans le personnage d’Anguille. C’est elle que l’on rencontre. C’est elle qui nous fait face. C’est elle qui prend la parole. C’est elle qui tire à bout portant. Anguille a 17 ans, elle est solaire, pleine d'uppercut, là mais déjà absente, sans attache, insaisissable. Elle n'est pas « propre » ou « raisonnable », c'est une amoureuse prête à tout, d'une liberté effrayante.
Dérivant dans l’océan Indien, se sachant condamnée, bientôt noyée, elle n’existe plus que par ses mots. Elle parlera tant qu’elle aura du souffle. Anguille, si incarnée, devient une langue. Une langue à part, une langue qui dérive volontairement, une langue qui vous attrape puis vous laisse sur le bas-côté, avant de vous reprendre quand vous vous y attendez le moins. Encore une histoire de naufragés ...
Guillaume Barbot
59, boulevard Jules Guesde 93207 Saint-Denis
Voiture : Depuis Paris : Porte de la Chapelle - Autoroute A1 - sortie n°2 Saint-Denis centre (Stade de France), suivre « Saint-Denis centre ». Contourner la Porte de Paris en prenant la file de gauche. Continuer tout droit puis suivre le fléchage « Théâtre Gérard Philipe » (emprunter le bd Marcel Sembat puis le bd Jules Guesde).