Dans le conte de Charles Perrault, Barbe-Bleue tue ses femmes pour leur curiosité. Chez Dea Loher, il est vendeur de chaussures pour dames et les tue parce qu’elles cherchent un amour « au-delà de toute mesure ». La beauté de cette pièce tient autant à la singulière structure d’emboîtement des scènes et des espaces-temps qu’à l’écriture fine et musicale qui en fait une sorte de rêve initiatique.
Absurde, Barbe-Bleue, espoir des femmes tord le cou au romantisme. Le prince charmant, la virginité, l’amour pour l’éternité, la fidélité, le mariage, le sacrifice, l’héroïsme, rien ne marche et tout s’embrouille dans une sorte de course-poursuite dont le but serait l’amour et l’identité. À la fois drôle et profonde, cette version contemporaine de l’homme qui assassina sept femmes nous confronte à une seule énigme : qui est-on face à l’autre ?
L’histoire est tragique. Elle est aussi une série de malentendus. La victime n’est sûrement pas toujours où on le croit. L’amour serait-il une maladie, à la fois philosophique et sensuelle ?
Texte français de Laurent Muhleisen, L’Arche éditeur.
Le conte de Barbe-Bleue écrit par Charles Perrault débute par un douteux arrangement: une famille pauvre, un homme miraculeux qui passe et propose le mariage pour la dernière des filles. Il a beaucoup d’argent et un château. Le père est ravi, la fille plie. Elle ne trouve pas Barbe-Bleue très beau, mais s’en accommode et finit par dire qu’elle l’aime.
Comme une fatalité à accomplir, elle signe son sacrifice. Mystification. Barbe-Bleue est un magicien raté, qui cherche à retrouver du pouvoir en tuant. D’après le psychanalyste Bruno Bettelheim, la jeune épouse a péché par une curiosité sexuelle aiguisée par l’interdiction de son mari : il ne fallait pas ouvrir la porte. La clef saigne, défloration. Curiosité pour la part sombre de la sexualité.
Thème de la chambre interdite, celle de la connaissance des secrets des hommes. Barbe-Bleue est puni pour son abus de pouvoir et son désir d’appropriation de l’autre. Pour Clarissa Pinkola Estés, psychanalyste et conteuse, auteur de Femmes qui courent avec les loups, la jeune épouse, femme naïve, s’initie au cours de la fable, en repérant son moi destructeur.
En se mariant à Barbe- Bleue, elle rencontre sa capacité à se détruire ou à se faire détruire. La clef saigne : c’est la partie blessée de sa vie, les cadavres : ellemême mise en pièces. Elle triomphe des pulsions passionnelles en les affrontant : en dépassant sa peur, elle anéantit Barbe-Bleue.
Dea Loher joue à s’inspirer du conte originel et en accentue les angles d’attaque : Juliette, la jeune épouse contemporaine de Barbe-Bleue, atteinte d’une maladie incurable, pousse le sacrifice jusqu’au suicide, donné comme preuve d’amour.
L’histoire de cette initiation féminine est exclusivement menée par les femmes qui, au contraire de subir, suscitent voire réclament leur mort. Henri Barbe-Bleue est passé à côté de l’amour et de lui-même, il ne cherche à tromper personne sur ses ratages, et c’est peut-être même en raison de son extrême banalité que les femmes le rechercheront jusque dans le crime.
Juliette traverse le temps. Devenue aveugle, elle tranchera la gorge de Barbe-Bleue pour trouver, au bout de sept ans, le dépassement. Au fil du temps, cette danse d’amour gagne en humour noir, en devient plus aiguë, plus violente.
Les rêveries liées aux contes restent présentes, tissant la trame fondamentale de la fable en arrière plan (l’amour pour l’éternité, la rencontre de l’autre, l’union) alors que se révèle, ironique et obsédante, une série de questionnements sur ce qui fonde notre individualité.
Le couple a beau se chercher, les individus restent immanquablement isolés. Notre mode de vie contemporain impose sa nouvelle structure, plus frénétique, forcenée. C’est au nom d’un « au-delà de toute mesure » que les femmes cherchent l’amour et que Barbe-Bleue les tue : une sorte de jusqu’au-boutisme voire d’aveuglement.
Et c’est pourtant aux trousses de cette mesure inconnue que courent, innocents, les personnages. Chercher la mesure d’un temps qui ne nous laisse plus que l’urgence, la mesure de l’amour dont le sens est dynamité, la mesure de nos actes et de nos responsabilités dans un monde devenu cynique.
Est-on responsable de l’autre ? Quelle est la vérité des paroles dites ? Quelle est la vérité de l’amour ? Comment aimer ? Est-on capable d’aimer ? L’amour est-il une illusion ? Fabrique-t-on l’amour? Fabrique-t-on sa vie?
Le monde est-il fiable ? Qui est responsable de quoi ? Jusqu’où est-on maître de ses actes, responsable de la catastrophe ? Responsable de l’avenir ? L’écriture, à la fois intime et baroque, joue à pousser les personnages aux marges de leurs impuissances, à les plonger avec ironie dans l’extrême inconfort de leurs conflits intérieurs. Pris entre leurs aspirations personnelles, la lourdeur de l’héritage et la violence moderne, Henri Barbe-Bleue et sept femmes naviguent à vue, gardant au plus profond de leur solitude une fragilité lumineuse.
Un conte retravaillé comme une expérience alchimique contemporaine, traversé comme un rêve halluciné, dont le vecteuressentiel est une énergie farouche à questionner le sens de l’héritage. Juliette ayant tranché la gorge de Barbe- Bleue, la réponse est le vide du ciel.
Véronique Widock
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.
En voiture : A partir de l'esplanade du château de Vincennes, longer le Parc Floral de Paris sur la droite par la route de la Pyramide. Au rond-point, tourner à gauche (parcours fléché).
Parking Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.