Que serait la tragédie si on l’inventait aujourd’hui comme elle le fut à Athènes en même temps que la démocratie et les lois de la Cité ? Romeo Castellucci a répondu à la question par un projet qui tient lieu d’œuvre et qui s’intitule génériquement La Tragedia Endogonidia : la tragédie s’écrit dans les grandes villes européennes.
La Societas Raffaello Sanzio a sillonné onze villes d’Europe pour écrire douze épisodes d’une tragédie qui, mis bout à bout, tracent un atlas des souffrances et des erreurs de l’Europe. Chaque épisode est nommé par la lettre majuscule du nom de la cité visitée, suivie du numéro dans l’ordre de la création. Entre Cesena (janvier 2002), ville siège de la compagnie en Emilie Romagne à Cesena trois ans plus tard, il y eut Avignon, Berlin, Bruxelles, Bergen, Paris, Rome, Strasbourg, Londres et Marseille. Dans chaque ville, la Societas s’installe en résidence et invente un épisode singulier qui commence toujours par une image scénique évoquant une grande respiration, se clôt sur le suivant, s’identifie par une couleur unique et compose avec des éléments rencontrés dans les épisodes précédents.
La tragédie se reproduit comme un organisme vivant à partir de ses propres vestiges, fouille dans le mythe non pas tel qu’il fut à sa naissance mais tel qu’il est aujourd’hui, métamorphosé par les milliers d’années d’histoire humaine qui ont suivi son origine. Les faits historiques, les événements scientifiques, sociaux, politiques, les légendes, les contes, la religion, les faits divers participent du matériau utilisé pour une nouvelle définition du rapport qu’entretient l’homme avec la règle, la loi, les dieux, la cité, la polis.
Dans La Tragedia Endogonidia, le héros est anonyme et il meurt en direct, les dieux ne sont plus et le chœur compatissant, qui partage la souffrance du héros au nom de la communauté, a disparu. Les douze épisodes prennent ainsi valeur de légende dorée, sauf que c’est l’histoire de l’homme qui est racontée, magnifiée comme celle des saints par l’allégorie, le mystère, l’énigme.
Dans La Tragedia Endogonidia, le texte est presque inexistant, seules parlent les scènes traumatisantes avec la part de mystère et d’inexpliqué qui renvoie à l’inconscient, là où sont allées s’échouer les bribes du mythe que réactivent les faits de l’histoire vivante. Tout un vocabulaire prend forme : références à l’histoire passée ou en cours, à l’Antiquité, aux écritures, à la religion, aux faits divers ; défilé de figures, le policier, la mater dolorosa, la femme violentée, la sorcière, le corps du jeune homme mort, le bébé, le vieillard, l’enfant assassiné, le militaire ; un chapelet de symboles, le sang, les tables de la loi, le sperme, le lait, le bouc, le drapeau ; une syntaxe formelle, la monochromie, la métamorphose, l’animal, le chirurgien, l’objet mécanique, l’enfant, le chant, le langage inintelligible, les éléments d’écritures cunéiformes ou hébraïques, les chiffres.
Romeo Castellucci met en scène comme on reconstitue un rêve faisant fi de la logique et de la compréhension et rend à la scène théâtrale le fantastique, le merveilleux et le mystère qui l’ont désertée depuis longtemps.
1, square du théâtre 14200 Hérouville Saint-Clair