Cousins de Rousseau, chorus parlé sur des textes de Jean-Jacques Rousseau et
Nature aime à se cacher propos dansé par Jacques Bonnaffé et Jonas Chéreau sur
Le visible est le caché de Jean-Christophe Bailly.
- Entretien avec Jacques Bonnaffé
Christophe Pineau : De Nature aime à se cacher à Chassez le naturel (...), que traduit ce changement de titre ?Jacques Bonnaffé : On ajoute une première partie au premier spectacle Nature aime à se cacher, un lever de rideau rousseauiste. J'ai manipulé tout un matériel philosophique, extraits, ateliers divers, enregistrements afin de questionner la notion de nature. Notre époque se retrouve dans les interrogations proches de celles de Rousseau puisque l'épuisement de la terre remet en cause la notion de progrès. Les politiques ou les experts semblent agiter des questions, sans apporter de réponses rassurantes. Nous avons le devoir de poser d'autres questions, de surprendre et pourquoi pas d'écouter Rousseau nous parler de la société et des hommes.
C. P. : De quelle manière Rousseau sera-t-il présent dans Chassez le naturel (...) ?J. B. : Comme résultat de tout un parcours personnel entre septembre 2011 et juin 2013, au cours duquel je me serai activé sur « le kit Rousseau ». Ateliers de pratique et d'écriture avec des comédiens, séquences de rue… En cours aussi, une installation avec des points sonores dans la nature, à laquelle est articulée une fabrication d'objets pour un paysage. Tout cela traduit un désir d'intoxication volontaire à base de Rousseau. Le titre : Chasser le naturel et la suite implicite qu'il revient au galop pourrait assez bien rendre compte d'un bilan scénique, après quelques mois d'expériences.
C. P. : Quel est le rapport entre Jean-Christophe Bailly et Jean-Jacques Rousseau ?J. B. : Il n'y a pas d'affiliation prononcée entre les deux auteurs. D'ailleurs, on ne donne pas si aisément sa préférence à Rousseau. Tout ce que je peux dire, c'est que Jean-Christophe Bailly reconnaît l'importance de Rousseau dans une approche du monde naturel, le bien-fondé de ses raisonnements. Comment il en vient à définir l'état de nature, où était l'homme avant la société et les raisons pour lesquelles il n'y a pas de retour.
Bailly est intéressé par l'esprit qui habite l'animal, guettant une pensée dans l'œil d'une vache. S'autorisant à la peindre avec la même acuité que certains ancêtres artistes sur les murs de la grotte Chauvet.
C. P. : Quelle œuvre de Rousseau s'insère tout particulièrement dans Chassez le naturel (...) ?J. B. : Je me réfère au D
iscours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Pas de lois de la Nature, le terme est absurde, les lois n'existent que parce que nous l'avons quittée pour vivre ensemble. Ce texte est un plaidoyer contre les inégalités, donc contre l'ancien régime, mais cet écrit va à rebours de l'esprit des Lumières. La question posée est : comment critiquer intelligemment le progrès ? On se souvient de ce discours de la théorie selon laquelle l'homme est perfectible, alors que l'animal est tout entier dès sa naissance. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ?
C. P. : Comment vous est venue l'idée de mettre en scène Le visible est le caché ?J. B. : Cet ouvrage contient des dizaines de formulations que j'ai trouvées superbes, qui sonnent comme des révélations. Le type de phrases dont la lecture parlée fait dire : « C'est exactement ça ! » Je voulais faire entendre la pensée qui l'habite, pour moi intimement nourrie de celle de Rousseau. En particulier parce que Jean-Christophe Bailly y dit précisément où se situe l'acteur. Se cacher/se montrer, espace dit de " la cage de scène " , un peu au même endroit que l'animal : comme aux aguets, se cachant dans la visibilité. Nous travaillons avant tout sur le paradoxe, comme l'a si bien décrit Diderot, aimant à nous montrer tout en restant caché.
C. P. : Quelles difficultés particulières avez-vous rencontrées au tout début du travail sur le plateau ?J. B. : La difficulté principale était d'éviter la mimésis. Il ne s'agissait pas de ressembler à l'image d'un animal. Nous avons tout de même commencé par un peu d'imitation et grâce à ce travail, nous avons pu nous inventer des histoires. Bailly écrit : « Vivre pour chaque animal c'est traverser le visible en s'y cachant. Des animaux la plupart du temps on ne voit qu'un sillage ». Nous avons décidé de jouer à l'animal, en nous inventant des peurs. Développer certaines sensations et renforcer les réflexes épidermiques.
C. P. : Pouvez-vous nous éclairer sur cet animal étrange décrit par Jean-Christophe Bailly : « Celui qui apparaît où il se cache, dans le visible. »J. B. : Pour en parler, il ne faut pas observer la nature mais d'abord la toile d'un peintre. Référence à Paolo Uccello et plus particulièrement à La Chasse dans la forêt pour Bailly. Il peint une forêt, des troncs espacés, les chasseurs et les animaux. Par un travail de perspective, le peintre donne à voir que l'animal se cache dans la visibilité entre chaque arbre. C'est presque la part magique de l'animal que de pouvoir se cacher dans le visible. Le voilà l'inverse disproportionné de ce que nous sommes devenus. Nous ne parvenons plus à exister dans le caché, se montrer nous donne existence. Il y a comme un sur-investissement de l'exhibition dans notre manière d'être et l'homme dépend de plus en plus du regard porté sur lui. L'animal lui n'a pas de Dieu(x), mais il cache des esprits.
C. P. : Quelle est la part de burlesque dans Chassez le naturel (...) ?J. B. : Le texte de Jean-Christophe Bailly est un poème didactique aux conclusions tragiques. Le burlesque survient dans notre « expression nature » et dans notre complicité avec Jonas.
C. P. : Peut-on dire que dans cette mise en scène, vous dansez sur de la philosophie ?J. B. : On peut se référer au Gai Savoir de Nietzsche, celui qui rend funambule et léger. Bailly ne donnera jamais la part belle au pessimisme. Se gardant toujours la possibilité d'un retournement et d'une observation accrue.
C. P. : Comment avez-vous travaillé avec Jonas Chéreau ?J. B. : Une grande partie de ma formation d'origine est passée par l'expression corporelle. Je m'y sentais comme un poisson dans l'eau quand j'étais au lycée. Avec Jonas, c'est une démarche toute en souplesse que nous avons développée. Je le regardais danser et je voyais se dérouler de la finesse d'esprit et du sérieux tout empreint d'humour.
C. P. : Peut-on dire que dans ce spectacle, vous incarnez le chasseur aveugle, traquant dans la nature sa propre part animale invisible et pourtant omniprésente ?J. B. : Notre enfance est encore toute peuplée de dessins d'animaux. Pour faire entendre ce lien profond de l'homme à la nature, nous utilisons l'expression par la transe. Il faut chasser les pensées toutes faites et se mettre à l'affût de celles qui nous traversent de façon totalement stupéfiante. Il faut savoir être à l'écoute de l'inattendu de son propre esprit. On peut même dire qu'il y a du Deleuze embusqué derrière ce guetteur aveugle. Il y a bien un chasseur qui se promène tout au long de cette histoire !