América, top-modèle de la mode new-yorkaise, pose pour le dernier catalogue du plus célèbre couturier américain. Elle arpente la scène, enlève des robes, en enfile. Le photographe, lui, est espagnol. Au cours de l’ultime séance de pose, il lance une pique malheureuse contre les Etats-Unis. Du coup, capricieuse et susceptible, le mannequin prend ombrage et claque la porte. Au terme d’un bref chassé-croisé d’entrées et de sorties, le directeur artistique du grand couturier et l’assistant du célèbre photographe tentent une réconciliation entre le mannequin et l’artiste de la pellicule… Voilà donc la petite bande, la vieille Europe et le Nouveau Monde, de nouveau en place pour le fameux cliché. Répit de courte durée : América quitte encore les lieux en proie à une nouvelle crise, dépressive celle-là. Le lendemain, tout semble aller mieux, mais Sweet, le mannequin rival d’América, entre en lice, et brouille de nouveau tout le monde. La fameuse photo n’est toujours pas faite, ce qui jette le directeur artistique américain dans les affres de l’abîme. le lendemain encore, nouvelle réconciliation des deux mondes et vibrantes déclarations fraternelles de chacun ; mais bientôt ce sont de vulgaires problèmes techniques qui jettent la discorde ; puis, dans un instant de grâce, le cliché est enfin pris. Parallèlement à tous ces claquements de porte, à toute cette bousculade comique, chacun tour à tour s’entête à vouloir savoir d’où vient le nom de l’Amérique. L’histoire de cette dénomination, houleuse elle aussi et pleine de surprises, se superpose à celle de ce cliché de mode, toujours repoussé, et finalement pris. Le dernier acte présente les mêmes personnages trois ans après dans un aéroport, en partance de nouveau pour l’Amérique. Ils ont bien changé. Mais bien sûr ils se reconnaissent. Et de nouveau la querelle se ranime, rebondit, jusqu'au final où les deux mannequins se jettent au visage, leur image, l'image de l'Amérique.
Amérigo Vespucci est celui qui a donné son nom à l’Amérique. Celui qui, précisément, n’a jamais découvert l’Amérique. Peut-être n’y a-t-il même pas mis les pieds. Un simple marchand. Quelqu’un comme vous et moi. Ni roi, ni découvreur de terre, ni conquistador. Un personne simple, humain qui peut-être était même un peu filou ?…
Bref, un sujet comique. De quoi au moins prendre revanche sur l’orgueilleuse, l’impérialiste Amérique.
Prendre le géant au revers du col, et lui dire : Toi qui domines le monde, qui es-tu donc ? D’où vient ton nom, d’un voleur ?
A la fin de sa vie, exilé en Amérique, précisément, il a rédigé un opuscule historique consacré à cette question : qui était Amérigo Vespucci ? De qui l’Amérique tire-t-elle son nom ? Ce livre, qu’il intitule Amérigo, récit d’une erreur historique, explore tous les détails relatifs à la dénomination des nouvelles terres découvertes par Christophe Colomb. Il tranche dès le titre : le mot " América " est une erreur. Mais est-ce une imposture ? Amérigo a-t-il intrigué pour que cette erreur soit commise, ou est-il innocent ? Ce point restera, jusqu’à la fin, obscur. Et c’est cette obscurité, ce trouble autour de la personne de Vespucci, qui intéresse et crée le débat. Peu importe en pratique quelle fut la personnalité de celui qui donna son nom au Nouveau Monde. Mais il y a tout de même, symboliquement, quelque chose qui se joue là, comme la faiblesse d’une cuirasse, comme l’aveu d’une culpabilité, d’une malédiction originelle. Ce qui arrangerait bien notre narcissisme européen.
Au-delà du débat historique, c’est plutôt l’enjeu symbolique qui a susciter mon intérêt pour cette œuvre . J’ai donc adapté le livre de Zweig en optant pour l’infidèlité dans la forme, tout en veillant à respecter l’esprit fondamental.
Ainsi donc, j’ai installé le débat historique dans le milieu de la mode américaine. Les personnages que l’on voit sur scène ne figurent pas dans le récit de S. Zweig. Le livre n’est d’ailleurs pas une fiction, mais une enquête historique aux allures de procès. J’ai substitué au ton ample de la plaidoirie ou du réquisitoire celui plus fantaisiste et plus léger de la comédie, en prenant soin de ne pas résister au penchant qui consiste à honorer de quelques coups de griffes notre précieuse, si lancinante bêtise humaine.
Toutefois j’ai essayé de garder l’esprit qui anime l’opuscule de Zweig. J’ai tenté, à son imitation, de faire résonner les valeurs symboliques contrastées qui auréolent le nom " Amérique " : objet de fascination et d’opprobre, mélange de gloire et de honte, de naïveté et de rouerie. Toutes ces valeurs opposées sont en perspective dans cette " erreur historique " dont procède la dénomination du Nouveau Monde.
Enfin, et surtout, j’ai voulu faire entendre, comme je le pouvais, le respect profond que Zweig voue à l’humanité, à l’âme humaine. C’est-à-dire ce quelque chose dont on ne finit jamais de parler, qui ne finit jamais d’errer, comme le nom de l’Amérique, comme vous et moi, au hasard, entêtée, vaguement sublime, souvent ridicule, et qui, entre la honte et la gloire, gaspille son temps à chercher le bonheur.
Il y a donc, je l’espère, beaucoup de Zweig dans ce texte, même si, à proprement parler les " coupes " furent franches. Pour porter ce texte au théâtre, il fallait inventer des personnages, des situations, des rythmes qui ne pouvaient être ceux de l’essai historique. Ils se situent plutôt entre esprit caustique et grandissement épique, entre authenticité et originalité.
Il écrit Amérigo, récit d’une erreur historique dans son exil américain avant de mette un terme à son existence. Cet ouvrage est un opuscule historique, très technique en apparence : il s’agit de retracer les approximations, les erreurs qui ont donné son nom au Nouveau Monde. Mais au-delà il s’agit d’un chant d’espoir. Amérigo Vespucci, qui n’a jamais découvert l’Amérique, lui donne cependant son nom, même s’il n’est pas un grand capitaine ni un conquistador. Il est n’importe qui, vous et moi, " appartenant à la cohorte anonyme des braves " , Monsieur tout le monde si l’on veut. Et si la gloire de son nom atteint " le port de l’immortalité " , c’est tant mieux : cela sied davantage à un pays démocratique que celui d’un roi ou d’un grand conquérant !
A travers les avatars de la dénomination, c’est donc, on l’a compris, de l’image symbolique de l’Amérique qu’il s’agit : terre d’asile pour tout un chacun, forteresse contre la barbarie nazie et la décadence européenne. C’est ainsi que le célèbre Amérigo de Zweig : comme un chant à la gloire de l’Amérique rêvée, de l’Amérique fantasmatique, patrie des hommes libres de l’autre bord d’un océan qui la sépare de l’Europe barbare des dictatures.
Cependant, en 1999, les temps ont quelque peu changé. Et l’Amérique, si elle reste un grand repère symbolique, a perdu de sa netteté d’image. Ou plutôt, elle n’est plus qu’une image, adorée ou haïe. Aussi, l’adaptation que nous proposons aujourd’hui de l’Amérigo de Zweig offre une version moins idyllique du Nouveau Monde : le voici en proie au doute, à la fascination de la mode et de l’image, à sa méfiance pour la vieille Europe qui relève la tête et le toise. Les disputes, les controverses qui explorent ces " erreurs historiques " d’où procède la dénomination de l’Amérique sont mises dans la bouche de personnages dont le métier est l’image, dont l’atmosphère est le luxe, dont le souci est la frivolité. Et puis, de l’opuscule historique, il s’est agi de faire du théâtre : nous voici en pleine comédie, chez ces modistes américains, ces photographes espagnols, allant de crise de nerf en crise en nerf. Reste cependant que le mannequin América, le plus beau, le plus sublime des modèles, est aussi – sans en avoir jamais conscience - une orgueilleuse, fragile, séduisante, inquiétante, surprenante, charnelle image fantasmatique de l’Amérique – telle qu’elle s’élève aujourd’hui d’une certaine lecture de l’Amérigo de Zweig et telle que nous voulions l’offrir.
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