Dans le style passionné de Dostoïevski, traversé de fantaisie farcesque, la tragédie intime dun héros assassin par souci de sa propre identité préfigure labsurde et le théâtre moderne.
Plongé dans la plus extrême indigence, Raskolnikov a mûri son geste est s'est rendu chez la vieille Aliona Ivanovna, une usurière chez qui il a déjà engagé des biens, pour y repérer les lieux. Il ressort de chez Aliona en proie à la plus vive agitation et c'est dans la foule anonyme d'un cabaret qu'il tente d'apaiser ses angoisses. De ce geste prémédité, le lecteur ne sait rien encore, mais le trouble de Raskolnikov le lui fait deviner.
Crime et Châtiment de Dostoïevski
Raskolnikov sortit en proie à un trouble absolu. Son trouble ne faisait que s'accroître. Descendant l'escalier, il s'arrêta même plusieurs fois, comme soudain foudroyé par quelque chose. Et, enfin, déjà dehors, il s'écria : " 0 mon Dieu ! Comme tout ça est dégoûtant ! Et est-ce que vraiment, est-ce que vraiment, je... non, c'est une bêtise, une absurdité ! Ajouta-t-il avec résolution. Et est-ce que, vraiment, une horreur pareille a pu me venir en tête ? De quelle saleté, quand même, mon cur est donc capable ! Surtout, c'est sale, c'est infect, répugnant, répugnant ! ... Et, pendant tout un mois, je... "
Il ne pouvait exprimer son émotion ni par des mots ni par des exclamations. Le sentiment de dégoût infini qui avait commencé à l'oppresser et à lui retourner le cur pendant qu'il ne faisait qu'aller chez la vieille avait atteint une telle force et s'était dévoilé d'une façon si claire qu'il ne savait plus où se mettre avec cette angoisse qui était la sienne. Il marchait sur le trottoir comme s'il était ivre, sans remarquer les passants et se cognant contre eux, et il ne put reprendre ses esprits que dans la rue suivante. Il regarda autour de lui et remarqua qu'il se tenait devant une taverne dont l'entrée donnant sur le trottoir était un escalier qui descendait au niveau du sous-sol. À cet instant précis, deux ivrognes en sortaient, se soutenant et s'injuriant mutuellement, et remontaient les escaliers jusqu'au trottoir. Sans réfléchir plus longtemps, Raskolnikov descendit tout de suite. Jamais jusqu'alors il n'était entré dans une taverne, mais, à présent, il avait la tête qui tournait, et, en plus, une soif ardente le dévorait. Il eut envie de boire de la bière froide, d'autant plus qu'il rapportait sa faiblesse soudaine au fait qu'il avait faim. Il s'installa dans un recoin sombre et sale, à une petite table gluante, commanda de la bière et but avidement le premier verre. Ce fut un soulagement tout de suite, et ses pensées s'éclaircirent. " Tout ça, c'est des bêtises, dit-il avec espoir, il n'y a pas de quoi se troubler ! Simplement un trouble physique. Un verre de bière, un bout de biscuit - et voilà, en un instant, l'esprit se renforce, la pensée s'éclaircit, les intentions s'affermissent ! Zut, alors, quel néant, tout ça ! ... " Mais, malgré ce sursaut de mépris, il avait déjà l'air gai, comme s'il s'était soudain libéré d'on ne savait quel fardeau monstrueux et il lança un regard amical sur toute l'assistance. Mais même à cet instant il pressentait de loin que toute cette réceptivité au bien-être était, elle aussi, maladive.
Source : Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch), Crime et Châtiment, trad. par André Markowicz, Arles, Actes Sud, 1996.
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