Un univers musical de toute beauté
Un astre noir
Damia enfin !
Une voix fatale et la beauté scénique d’un ange solitaire ou femelle humaine piégée dans l’enfer de la passion : c’est Damia. Elle inventa la forme moderne du tour de chant, inédite jusqu’alors, à travers une mise en scène et en lumières de la chanson. Son répertoire, au pessimisme sans appel, à la noirceur inconcevable aujourd’hui, porte la menace imminente du pire mais aussi l’ardeur de la révolte, et de saisissants portraits de femmes, déchues, cyniques et fières.
Des auteurs et compositeurs d’exception entourent cette artiste formidablement populaire : Arthur Honegger, Louis Aubert, Vincent Scotto, Louis Beydts, Pierre Larrieu, Lucien Boyer et déjà Marguerite Monnot… un univers musical de toute beauté, revisité pour ce spectacle par le piano et les arrangements magiques de Christophe Brillaud.
Maturité, tempérament, imagination, audace, folie, distance et passion, humour et démesure : Agnès Host, authentique et puissante nature d’interprète, à qui ce « portrait-robot » de Damia correspond en tous points, et au talent de laquelle est dédié ce projet, était la personne idéale pour l’incarner !
Entre réalisme, expressionnisme et fantastique le monde de Damia (1889-1978) et de ses chansons scintille comme un astre noir. Damia c’est avant tout cette voix fatale (comme on dit femme fatale), jouissance et sanglots mêlés, comme le chant d’une figure de proue, ou d’un oracle. C’est aussi l’extraordinaire beauté scénique d’une créature plus grande que nature, « Animale et mystique… Tigresse royale… Vierge possédée ou au bord de l’extase… Sœur vivante de la Marseillaise de Rude, ou de la Victoire de Samothrace… » autant d’images paradoxales que le seul nom de Damia fait lever.
Elle est aussi celle qui inventa la forme moderne du tour de chant à travers une mise en scène, une mise en espace et en lumière de la chanson, inédite jusqu’alors. Avec Damia, le tour de chant devient le matériau théâtral d’un rituel tragique où la passion amoureuse, la révolte et le meurtre font écho à la fatalité des éléments déchaînés et à l’implacable résurgence des catastrophes et des guerres.
C’est précisément entre les deux premières « grandes » guerres massacrantes du XXème siècle que se situe le pic de sa carrière et Damia offre un reflet artistique des plus significatifs de cette période de trouble et de dissolution. Son répertoire, au pessimisme sans appel, à la noirceur inconcevable aujourd’hui dans la chanson populaire (Le Fou / La Veuve), semble porter la menace imminente du pire (Tout fout le camp). Mais on y trouve aussi l’écho allègre et sensuel du Front Populaire (Aux quatre coins de la banlieue / Aimez-vous les moules marinières), l’atmosphère des ports et la fascination mortelle des marins pour l’océan (Johnny palmer / L’Etranger / La mauvaise prière), des ballades fantastiques au romantisme flamboyant (Les deux ménétriers / La malédiction), la complainte de la rue, des filles perdues et des putains (Le grand frisé / En maison / La rue de la joie) et puis la liturgie de la passion incandescente, de l’amour perdu ou impossible, de l’obsession du souvenir (Hantise / Pluie / Sombre dimanche)…
Musicalement, le répertoire de Damia - mélodies, arrangements et orchestration - est d’une variété d’expression, d’une richesse et d’une complexité superbes, proches souvent de la musique « savante » : Arthur Honegger, Louis Aubert, compositeurs d’oratorios ou d’opéras, y côtoient Vincent Scotto, Louis Beydts qui viennent de l’opérette, Pierre Larrieu qui en signa les opus les plus audacieux (Le Fou / La Veuve) ou Lucien Boyer (Les Goélands) et déjà Marguerite Monnot (L’étranger).
Rêver d’un spectacle sur Damia, c’est d’abord ne pas se contenter d’un simple récital de chansons. Il faut tendre à recréer le théâtre intérieur de cette très singulière artiste par un rituel équivalent à ce qu’étaient, semble-t-il, ses propres performances : l’espace obscur de la scène (métaphore d’inconscient et de rêve), la violence de la lumière qui sculpte le visage hanté et exhibe le corps livré à la déploration et la jouissance, enfin la voix nue qui domine et surplombe les tempêtes, pleine de sens en elle-même, par-delà les mots.
Il s’agit aussi de rendre sensible la coïncidence temporelle de Damia avec l’expressionnisme, celui du cinéma surtout, dont on retrouve l’empreinte et les thèmes (fatalité sociale, abandon de Dieu, nature irréductible et hostile…) dans la majeure partie de son répertoire . Le Fou par exemple, évoque irrésistiblement le Fritz Lang de M. Le Maudit. La veuve, Les goélands, Tout fout le camp appartiennent à ce même univers excessif, comme dilaté, que le cinéma allemand (Murnau en tête) invente exactement à la même époque.
Pour mettre en scène un spectacle sur Damia, il faut d’abord et avant tout une artiste hors norme qui allie les moyens vocaux et musicaux d’une chanteuse lyrique à une authentique et puissante nature d’interprète avec ce qu’il faut de tempérament, d’imagination, d’humour et de démesure. Nul doute pour moi qu’Agnès Host, à qui ce « portrait-robot » correspond en tous points, et au talent de laquelle est dédié ce projet, soit la personne idéale en question.
Michel Hermon
L’histoire n’a, semble-t-il, retenu que le nom de Piaf, remisant dans les dessous poussiéreux de la mémoire collective les Marie Dubas, Fréhel, Yvonne George, Marianne Oswald, Damia… Ces chanteuses dites réalistes, ces grands noms d’une époque où les beuglants et les caf’conc’ fleurissaient dans Paris, où les trottoirs de la capitale étaient autant de scènes à ciel ouvert pour qui goualait. Et il en fallait de la voix, des tripes, du culot, du talent pour attirer le public et se hisser du trottoir à la scène ! La grande dame de la chanson s’appelait alors Damia.
Celle que l’on surnomma la « Tragédienne de la Chanson » ou encore la « Sarah Bernhardt de la Chanson » impose la dimension théâtrale dans la chanson populaire. Héritière des goualeuses, pierreuses et autres diseuses, la chanteuse à la voix profonde et sombre et à la présence électrisante emplit l’espace scénique de manière tout à fait inédite. Elle étend ou replie ses longs bras blancs dénudés, elle danse, tombe à terre et joue de la lumière dont elle a appris toute l’importance auprès de la danseuse américaine Loïe Fuller.
De chacune des chansons qu’elle interprète, Damia fait une scène : scène de rue ou des bords de la Marne, scène dramatique, drôle, fantastique, cocasse… Car la chanson dite « réaliste » n’est pas que noire ou misérabiliste ! Et ce n’est pas le moindre des attraits du récital d’Agnès Host et Michel Hermon intitulé Damia ce soir que de jouer avec intelligence de cette diversité de ton, de thème et de rythme. Du tragique, le répertoire de Damia en compte, mais on ne se lasse pas d’être surpris par l’expression crue de la folie (La chanson de fou) ou de la jalousie meurtrière (La mauvaise prière), par la gaieté tendre (au-delà de ce que le titre laisserait penser de (Aimez-vous les moules marinières ?), par l’évocation mystérieuses de la guinguette (qui a fermé ses volets), par celle, glaçante, de la guillotine (La Veuve), ou celle, fantastique, des Goélands, son plus grand succès, dont le public ne se lassait pas et qui lui fera dire : « J’ai goélé toute ma vie » ! La chanson populo-canaille, si représentative de l’époque, est aussi bien présente avec Le grand Frisé.
Il en faut du talent pour interpréter ces chansons-là sans faux-semblants, en évitant le double écueil de la reconstitution « populiste », ridicule, et de la caricature d’un réalisme grotesque. Rien de cela, dans Damia ce soir. Le spectacle donne à la Chanson la place qui lui revient, et ce n’est pas rien lorsqu’on mesure qu’elle a su attirer des musiciens comme Louis Aubert, Louis Beydts ou Marguerite Monnot, des poètes comme René Chalupt ou Jules Jouy. Il suffit donc de se laisser prendre par la main au long de ce spectacle « mis en chanson » : une histoire se noue, simplement, un peu triste, un peu gaie, nostalgique, parigote, violente, critique, tragique, une histoire humaine trop humaine… Et, dans la salle, on frémit, on rit, on frissonne, on fredonne.
Agnès Host et Michel Hermon nous offrent un chant indissociable du corps, du geste et du texte, le chant de ceux qui ne chantent pas pour passer le temps ! Christophe Brillaud, au piano, interprète, plus encore qu’il n’accompagne, ces chansons. Nul doute que les mânes de la grande Damia planent sur ce tour de chant.
Marie-Christine Vila
Face au 46, quai de Loire 75019 Paris