Prolongeant en quelque sorte ses Mémoires dansées, invitations à revisiter les espaces du théâtre à la lumière de son histoire, Daniel Dobbels fera ici dialoguer sa danse avec les mémoires multiples de Chaillot, où il est artiste en résidence.
De quelle force « mémoriale » la danse est-elle porteuse ? Du mutisme des gestes à ses échappées inattendues, de ses expressions à ses images dérobées, Entre les écrans du temps s’attache au mystérieux phénomène. Entre surgissement et disparition, la chorégraphie de Daniel Dobbels tente un étrange exercice de mémoire. Accueillie dans une architecture abritant de célèbres figures du théâtre, la danse se meut en héritière. Du tombeau comme hommage, de l’archive comme écran, le mouvement entre en dialogue avec l’image. « Un grand mouvement de dérive et de digression portées par des voix anciennes, des visages démarqués de leurs traits, ayant tous enregistré gravement l’imparable passage du temps. » Cette partition tramée de silencieuses réminiscences s’abandonne au vertige d’une autre forme d’écriture, l’acte chorégraphique. Daniel Dobbels pense le geste comme une utopie, comme si gisait dans l’effacement de la danse, un manifeste de non-violence, à la source des états du corps, avec leurs qualités, leurs impensés. Il y aurait alors à peine une saisie, le geste juste, et un désir de justice à rendre sereinement au temps, à l’espace.
Irène Filiberti
Comment une danse pourrait-elle comprendre le sens de cette expression : un haut lieu de mémoire ? Comment en traduirait-elle, sur scène, dans cet espace ouvert qu’est une scène, la force mémoriale, la puissance spectrale, les mouvements souterrains et encore incertains, les obscurités et les lumières diffractées, les portes interdites, les paroles tues et les aveux troublants ? Comment pourrait-elle s’écrire et transparaître – vive et alertée – d’entre ces écrans de mémoires, ces paroles gravées et inoubliables, ces voix et ces silences inouïs, ces images dérobées aussi, que le palais et le théâtre de Chaillot portent en eux comme une existence qui ne pourrait mourir, peut-être aussi insensée que celle de La Folle de Chaillot, telle qu’Edwige Feuillère l’a incarnée au-delà de son seul avenir ?
La danse « hériterait » de cette très étrange mémoire, de cette histoire si bouleversée et si bouleversante qu’elle se replie et se redéploie, de jour en jour, sous les arcanes d’un monument et d’une architecture sans fin, exposés à ciel ouvert mais tracés comme une fracture que Paris ne saurait ni réellement situer ni profondément ressouder. Une danse pourrait avoir comme tâche d’en suivre les lignes cavées et les crêtes brûlantes, par séquences et fragments, joies indicibles et stupeurs soudaines. Elle sortirait de terre et libérerait son temps d’approche qu’une fois les corps devenus en quelque sorte les références dernières d’une histoire, archivée pourtant, jamais close. Mais cette danse ne pourrait s’avancer seule et seule faire ce travail d’excavation. Sa ligne de vie devrait se doubler d’une ligne d’images, l’enveloppant et la réfractant comme une lumière seconde, au sens où l’on parle d’un état second, proche de la voyance et de l’hallucination. Un poème chorégraphique doit aussi se laisser déchiffrer, dans certaines circonstances (exceptionnelles – et l’existence du T.N.P, en ces lieux, reste une puissance d’être exceptionnelle), par des voix, des textes et des images, qui n’auraient jamais même rêvé de lui. Son chiffre, son rythme, son temps y trouveront aussi leur nécessité : une danse n’est peut-être qu’une mémoire jusqu’à elle impensée.
Qu’une image – parfois une vieille image, dite d’archive – remonte vers la scène, comme sortant du cadre qui la fixait, et cherche cet espace où plus rien (ou presque) ne ferait écran en elle et autour d’elle, dessine un événement sourdement indéterminé, mais au corps éclairant (comète, étoile filante, ou météorite brûlant le sol qu’il touche), de noir diamant et du dit des amants. La scène d’un grand théâtre en accepterait l’augure, le filant de ses cintres comme des jeux arachnéens de pensées et d’adresses. Scène elle-même vidée (un temps) de toutes les mémoires qui en fondent l’histoire et les fictions, pré-occupée par elles, tentée néanmoins d’en desceller cet effet de dalle qui noue les gorges, bloque les souffles, ne cesse pas « d’en finir », troue la part d’infini qui hante ce que Walter Benjamin (parlant de la photographie) nomme « cette réclamation muette qu’aucun art ne comblera jamais ».
Entre textes, films, photos et archives sonores ou visuelles, la danse porterait cette « réclamation muette » comme une force ne s’accommodant d’aucun destin. Alain Fleischer en serait le « décrypteur ». Grâce à lui chaque image, chaque plan, chaque séquence filmée, inédite ou archivée, serait perçue comme un exergue dont la danse recevrait et enregistrerait l’écho, sachant qu’il lui revient d’inventer ce corps propre à incarner toutes les virtualités (sans jamais les totaliser). Les écrans, vecteurs de ces images, ne feraient pas que s’allumer ou s’éteindre, s’ouvrir ou se refermer, ils bougeraient, seraient eux-mêmes mobiles, à plat ou se dressant suivant des verticales précaires (miroirs de leurs essentielle précarité). Jeux de temps réciproques. Jeux de réflexions partagées. La question centrale en serait celle-ci : Quel temps pour qu’une image déploie son temps d’existence puis cède la place à celui d’une danse (parfois en les mixant, parfois en les séparant, parfois en les annulant). Quels temps leur seraient soit communs soit distincts ? « Chorégraphie » d’images et de danses (expression fautive) ne se créant qu’en fonction d’une oeuvre double ou triple, à la fois ouverte, à venir, advenant mais peu situable. Son théâtre ne cesserait de coulisser (voeu kafkaïen). Grand mouvement de dérives et de digressions portées par des voix anciennes, des visages démarqués de leurs traits, ayant tous enregistré gravement l’imparable passage du temps.
Cette oeuvre conjurerait alors (ce serait sa beauté et son humilité) l’aube mortelle des premiers jours, cette mélancolie propre à l’aube mortelle des premiers jours passés.
Jean Vilar (mais il n’était pas le premier – qui le serait en ces lieux couverts d’un immense châle de lumières teintes ?), dit Maria Casarès, « sait se voiler d’une manière qui fait croire que peut-être il n’est pas là. Il est là, et on le voit après, plus loin, dans deux ans, on ne sait plus. On se demande, au milieu de tout cela, quand il n’en peut plus, et quand il est là, avec un air hagard, et en même temps amusé, ce qui le pousse et ce qui l’appelle là-dedans… » (Avec Jean Vilar, André Dimanche éditeur, p.11).
Mémoire d’un homme (acteur, metteur en scène) qui ne passe pas tout son temps dans son théâtre mais ne saurait en quitter les scènes (scènes où il s’absente, tout autant). Même lui, fondateur, se sent intermittent.
Une danse – ni fidèle ni traître – en recueillerait et relancerait les présences et les absences, suivant un temps que les corps porteraient comme pures interrogations, hantés par les derniers échos de cette phrase extraite du Richard II de Shakespeare, dite par Vilar comme hors de tout jugement : « Est-il rien que nous puissions appeler nôtre ? » (dixième tableau, mis en scène en 1947)
Lointaine, reviendrait alors en mémoire, cette pensée de Picabia : « l’espace pressé de loin ne possède rien… ».
Daniel Dobbels, septembre 2012
1, Place du Trocadéro 75016 Paris