Il s’agit, dans ce spectacle dramatique et musical, de reparcourir le monde absurde et unique de la troupe théâtrale d’Origlia Palmi, qui avait son petit théâtre à Rome dans les années soixante - soixante-dix. Je souhaite donc reconstruire cette période où j’ai découvert Rome. Tandis que le cinéma italien était triomphant avec les noms de Pasolini, de Visconti, de Fellini, un véritable bouleversement se préparait. Un théâtre religieux était moribond, dernier soubresaut d’une autre époque, alors que les hippies envahissaient la ville. Ces années seront évoquées par des chansons italiennes du début de cette période et par le répertoire disco américain qui leur a succédé.
À travers l’histoire du Théâtre de Borgo Santo Spirito, où les spectateurs intervenaient (protestations, lazzis, cris de pseudo-admiration, éclats de rire déplacés...) et les acteurs hors d’eux ripostaient vivement, entre deux répliques, en s’adressant au public, je voudrais reconstituer, selon le principe auquel je suis attaché du « théâtre dans le théâtre », les étrangetés de cet univers poétique et comique.
Divino Amore est, pour moi, l’occasion de rendre hommage à un « théâtre du rien », un théâtre absurde et délicieux, tout en faisant renaître le monde des chansons de cette période transitoire, où une vitalité chatoyante caractérise une esthétique qui aura marqué définitivement la musique italienne. S’intégrant aux dialogues, dans les différentes parties du spectacle (mais avec une coloration différente selon les tableaux), les chanteurs participent à l’action en proposant ces œuvres du répertoire qui constituent un langage en lui-même.
Alfredo Arias
Premier tableau
Dans ce premier dialogue, un moine curieux et nostalgique, Frère Carmelo, entre dans la cave du théâtre de Borgo Santo Spirito, où il découvre, toute seule, abandonnée, Bruna, la fondatrice et dernière représentante de la troupe D’Origlia Palmi, qui attend, sans grand espoir, son public et, avec impatience, le retour de sa fille Celestina, disparue en Amérique. Carmelo l’interroge sur son passé.
Carmelo : Vous avez abandonné les grands rôles du répertoire, pour des mélodrames religieux : un art des dieux…
Bruna : Pas des dieux ! D’un seul Dieu ! De celui qui meurt en croix. Mon gynécologue m’avait avertie que mes ovaires me destinaient à la tragédie. J’ai donc occupé les grands espaces. Ma voix a survolé les nuées. Mais, une fois mariée avec mon Bruno, j’ai obéi à ses exigences : je suis passée de la tragédie au mélodrame. Du grand rituel, il n’est plus resté que le squelette : un tas d’os si malingres et nus, qu’il n’y avait plus de chair à ronger. Mais un personnage est demeuré, un personnage de taill : Dieu ! Que mon Bruno a interprété avec un génie tout à lui. Chacune de ses apparitions illuminait les représentations. Chaque réplique devait annoncer et servir le moment où il descendait le grand escalier, où il arrivait sur son nuage, où il surgissait derrière un mur, où il jaillissait d’un éclair. Le public, comme un seul homme, tombait à genoux- je vous vous parle là d’un autre temps-, convaincu que mon Bruno était Dieu réincarné… Mes ovaires ne criaient plus : ils priaient. Voilà pourquoi j’avais besoin d’un souffle de pureté, d’une trouée d’air… Et c’est ma Celestina, ma fille, qui me les a offerts. Je l’aurais conçue quand je triomphais en Phèdre, en Théodora reine de Byzance, ses cheveux auraient été noirs de jais et une flamme de rage et de folie aurait consumé ses yeux. Mais elle a reçu du ciel la blondeur diaphane des saintes. Allez savoir comment l’Amérique va me la rendre…
De quoi parle Divino Amore ?
Alfredo Arias : Dans ce spectacle, j’essaie de parler de la marginalité sous toutes ses formes et de ma propre marginalité. Je me suis souvenu de l’art que pratiquait dans son petit théâtre à Rome la troupe d’Origlia Palmi. Cet art n’avait aucun sens par rapport à la réalité, mais il était tenu par sa foi religieuse. C’est quelque chose qui me touche profondément, aussi ai-je voulu évoquer cet univers catastrophique, ces représentations de Salomé où le public hurlait de rire devant la naïveté désarmante des acteurs qui croyaient avoir les moyens de faire apparaître Dieu sur scène. Mon regard là-dessus est comparable à celui de Tim Burton sur les films d’Ed Wood, par exemple. J’essaie de construire une poésie à partir de cet univers bancal, fait de bouts de ficelle et aussi d’égarement. J’ai un amour immense pour cette perte de conscience des règles du jeu. Presque tout le monde sait comment il faut suivre les règles et se conformer pour être reconnu. Eux ils ont perdu le Nord et c’est dans une grande émotion que je les embrasse.
C’est un spectacle sur l’égarement, sur l’irrationnel ?
Alfredo Arias : Pour moi, tout ce qui est de l’ordre de l’irrationnel est tout à fait normal. Je considère le monde du rêve ou du cauchemar, comme quelque chose d’absolument naturel. Je suis quelqu’un de très sensible et c’est dans ces zones que je travaille. Je pense aussi au traitement des images religieuses de Pierre & Gilles, à leur ironie. Dans Divino Amore, je ne parle pas tant de la foi religieuse que de la foi dans un sens plus large comme la capacité de faire exister des « choses impossibles ».
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