Alonso Quijano a lu trop de romans de chevalerie. Il en devient fiévreux et fou. Il change de nom, se fait chevalier errant et part sur les routes, accompagné de son écuyer Sancho Panza, cherchant la gloire et luttant contre l'injustice. Dans cette quête d’idéal, il confond théâtre et réalité, et devient, jusqu’à la transe, un fanatique de la fiction chevaleresque.
À travers une mise en abyme vertigineuse, les Dramaticules confrontent le rêve et la réalité, l’illusion et la désillusion, l’hommage et la satire...
« J’appellerais baroque le style qui épuise délibérément toutes ses possibilités, et qui frôle sa propre caricature. » Jorge Luis Borges
Dans chacun des spectacles des Dramaticules cohabitent la tradition et l’expérimentation, la grandiloquence et le réalisme le plus trivial, la moquerie satirique et l’hommage vibrant, la tragédie classique et le canular. Leurs choix de répertoires et de créations sont toujours guidés par l'envie de décloisonner les genres, de bousculer les codes, de contester la notion de format. Parce que son héros est un insoumis, Don Quichotte cristallise ce rapport au théâtre, ce rapport au monde.
Considéré comme le roman des romans, Don Quichotte conte l’histoire d’un homme qui décide de lutter contre la médiocrité du monde pour la transformer en une épopée fantasmagorique. Mettant sur un pied d’égalité le livre saint et le livre profane, le personnage de Quichotte pose la question de la foi : foi religieuse, foi en les chefs-d'œuvre, foi en l'acte créateur, foi en l'aventure collective...
Narrateur dans la narration, histoires dans l’histoire, théâtre dans le théâtre : Don Quichotte est multiple. C’est une satire, un prêche, un hommage, une confession, un divertissement. Tous les styles s’y côtoient, tous les renversements aussi. Reconstituant un plateau de tournage – rails de travelling, caméras, grue, projecteurs sur pieds, etc. – la scénographie est une « boîte à outils » grâce à laquelle comédiens et techniciens construisent et déconstruisent la représentation. Revendication de l'artifice théâtral, mises en abyme, coups de théâtre : les Dramaticules sondent la créativité, la liberté et la subversion qui inondent le roman.
« Un spectacle débridé où les idées ne manquent pas. » Stéphane Capron, Sceneweb.fr, 25 août 2016
« Les personnages de Don Quichotte et Sancho Pança sont véritablement entrés dans la vie de la troupe des Dramaticules pour le bonheur du public tout à la fois ému, diverti et médusé ! » Evelyne Trân, Théâtre au vent, 9 août 2016
« La grande réussite de la mise en scène est de parvenir à dédramatiser une oeuvre intimidante, sans rénier sa dimension mythologique. Une adaptation inspirée et audacieuse. » Etienne Sorin, Le Figaro
« Avec une troupe soudée et inventive, un sens aigu de la débrouille, de la dérision et de l'épique, le jeune metteur en scène a su relever le gant. Le coeur et l'esprit de l'oeuvre sont là. » Philippe Chevilley, Les Echos
Aurore Chery : De quoi parle Don Quichotte pour vous ? Pourquoi le mettre en scène ?
Jérémie Le Louët : Il y a une dimension qui ne saute pas immédiatement aux yeux quand on lit Don Quichotte pour la première fois, mais qui m’a beaucoup frappé quand j’en ai pris la mesure : celle du religieux et du sacré. Il faut imaginer que lorsqu’on parlait des livres au Moyen Âge, on parlait surtout du livre, et ce livre, c’était la Bible. Mais l’invention de l’imprimerie contribue à la diffusion d’écrits profanes qui appartenaient à la seule tradition orale. Par là, beaucoup de récits se trouvent en quelque sorte sacralisés, ils concurrencent Le Livre. Les gens viennent écouter la lecture de ces histoires profanes comme on venait écouter la Bible.
L’Église voit cela d’un très mauvais œil. Même si les chevaliers dont il est question dans les romans de chevalerie sont chrétiens, ce ne sont ni des prophètes ni des figures bibliques. Et je crois que le point de départ du livre de Cervantès, c’est cela : se moquer des gens qui viennent écouter des romans de chevalerie comme si c’était parole d’Evangile. Son ambition, du moins au départ, est strictement satirique : montrer la folie d’un homme pour qui la frontière entre fiction et réalité est brouillée. Mais en cours d’écriture, Cervantès se rend compte du potentiel de subversion de son personnage. Certes, on peut objecter à Don Quichotte que les géants n’existent pas et que les aventures des chevaliers errants sont absurdes et ridicules. Mais que dire alors d’un homme qui marche sur l’eau ? D’un autre qui reste plusieurs jours dans le ventre d’une baleine ? C’est pour moi très clairement le début d’une réflexion sur la foi. Don Quichotte voit dans les romans de chevalerie un nouvel évangile. Il en fait sa religion, une religion dont il est le dernier prophète. Dans un siècle et un pays où la religion est si puissante et si violente, le personnage créé par Cervantès est une vraie bombe de subversion. Evidemment, tout cela n’est jamais dit de manière frontale et explicite, le lecteur doit lire entre les lignes. C’est pour moi le discours central du roman, ce qui lui donne toute sa force et toute sa profondeur. Le roman ne repose pas sur la seule question de la folie, ce dans quoi on veut souvent l’enfermer. Et par extension, la foi est aussi une chose fondamentale pour l’acteur, et peut-être plus généralement pour l’artiste. Quand un acteur joue un personnage, il a besoin de croire qu’à travers les mots d’un autre, à travers la parole d’un auteur, il dit des vérités sur le monde.
Sans cette foi, il éprouvera des difficultés à jouer correctement sa partie, et curieusement, il aura aussi du mal à croire en lui-même. C’est la même chose pour un metteur en scène, avec une dimension supplémentaire : dans cette entreprise collective, il joue le rôle d’un guide qui doit entraîner son équipe, lui donner foi en son projet.
AC : Quel est votre projet de scénographie ?
JLL : La scénographie est un plateau de tournage ; un plateau de travail où se créent l’illusion, les désillusions, l’artifice, le vrai, le faux, le rêve et la réalité. C’est un peu comme si une équipe, suite à des repérages, avait choisi le Théâtre 13 comme lieu de tournage pour un film sur Don Quichotte. La scénographie s’articule donc autour de l’image. Le travail sur le son, la lumière, la vidéo et la machinerie sont autant de revendications de l’artifice théâtral. Plus le spectacle est total, en phase avec les moyens de création d’aujourd’hui, plus il permettra d’allers-retours entre tradition et expérimentation, entre réalité et fiction, entre littérature et improvisation. Tous les outils nous intéressent. J’aime travailler sur la musique classique qui est pour moi la plus expressive, celle dans laquelle on trouve à la fois une dimension du grotesque et du sublime, tout cela ancré dans la tradition. J’envisage la bande son exactement de la même manière que j’envisage les lumières, elle ne doit pas surligner, expliquer ou rendre didactique. La musique éclaire les scènes, elle leur fait dire des choses que les mots ne disent pas.
Quand on monte une œuvre du répertoire, il me semble très important que le projet s’inscrive dans l’histoire du théâtre. Monter Cervantès ou Shakespeare pour les « moderniser » est aussi absurde que de cantonner Don Quichotte à une œuvre du 17e siècle et tenter une reconstitution historique. Le classique est universel et intemporel. L’anachronisme délibéré sur la scène lui rend sa dimension éternelle, et donc actuelle.
AC : Comment est-ce que ce Don Quichotte s’inscrit dans la dynamique globale des Dramaticules ?
JLL : Ça n’était pas pensé comme tel à l’origine mais, rétrospectivement, Don Quichotte s’avère clore une trilogie du désordre et du chaos ouverte par Affreux, bêtes et pédants et Ubu Roi. Le lien entre ces deux pièces, dont la première est une création de la troupe, se faisait par l’intermédiaire des futuristes. Le Manifeste du futurisme ouvrait en effet Affreux, bêtes et pédants. Or les futuristes sont les enfants de Jarry. L’idée du Quichotte, quant à elle, est née d’Ubu. Je me trouvais alors en armure, sur un cheval, et j’étais une espèce de seigneur dérisoire. Je me racontais que j’étais Don Quichotte sur Rossinante. J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de parallèles entre les deux œuvres. Il y a pas mal de Cervantès dans Ubu : le père Ubu est presque un Sancho outré. Dans le roman, Sancho gouverneur introduit la thématique du pouvoir, présente dans la pièce de Jarry. Affreux, bêtes et pédants, Ubu roi et Don Quichotte sont trois spectacles de la désillusion. On arrive à vingt ans avec ses rêves. On ne veut pas entendre parler du passé, on veut construire son présent indépendamment d’une tradition. Puis, à la trentaine, on réalise que ce qu’on voulait faire a déjà été fait et que, ce que l’on a fait n’est pas comme on se l’imaginait. Il y a un côté un peu triste, comme la nostalgie d’une chose que l’on n’a pas connue.
Les futuristes ont eu la même désillusion. Avant eux ont écrit Dante, Shakespeare, Cervantès, Goethe, Hugo, Flaubert, Dostoïevski...
Comment se faire une place après ? Les futuristes ont choisi l’opération critique et la destruction. Notre Quichotte s’inscrit dans cette dynamique, entre moquerie satirique, sarcasme, hommage et déclaration d’amour à notre métier.
AC : Quelles ont été les difficultés spécifiques rencontrées dans l’adaptation de ce roman pour la scène ?
JLL : Dans une pièce comme Ubu roi, la trame est extrêmement simple : le Père Ubu veut devenir roi, alors il devient roi et une fois qu’il l’est, il se fait renverser et s’enfuit. Il n’y a donc presque rien. En revanche, dans le Quichotte, Cervantès parle de quasiment tout mais ça n’est pas une pièce, il n’y a pas de trame. Il y a surtout - et c’est ce qui rend le travail d’adaptation si complexe - une tension dramatique très diluée et de trop rares réels dangers pour les protagonistes. Pourtant, dans l’inconscient collectif, don Quichotte représente Le héros : il incarne le courage, l’abnégation, la témérité... En réalité, le plus souvent, Sancho et Quichotte sont simplement perdus dans la Manche et on a plus l’impression d’être chez Beckett que chez L’Arioste. Il fallait donc retrouver une urgence, une nécessité et que cela soit continu pendant toute la durée du spectacle... qu’il y ait des coups de théâtre !
AC : Le cinéma est justement très présent dans votre théâtre, comment la relation cinéma-théâtre s’articule-t-elle ?
JLL : Je suis venu au théâtre par le biais du cinéma. Il y a beaucoup de théâtralité dans le cinéma que j’aime : Bergman, Fellini, Lynch, les frères Coen... Depuis Affreux, bêtes et pédants, la vidéo a une place très importante dans mes spectacles. Elle ouvre des perspectives qui s’étendent au-delà des limites du plateau, et même de la salle : elle permet d’autres points de vue, des jeux de miroir, de distorsion, de grossissement… La vidéo est pour moi comme la lumière, le son et même l’interprétation : un outil de contestation du spectacle en train de se faire.
Propos recueillis par Aurore Chéry, pour l’Avant-Scène Théâtre - Mai 2016
30, rue du Chevaleret 75013 Paris