Le sujet de cette pièce, écrite en 1912, est une remise en question radicale de la société de l’époque. Tout commence par une rupture irrationnelle, pulsionnelle, dans la vie, ou plutôt l’existence robotisée, d’un petit-bourgeois, banal caissier dans une banque. On retrouve ce motif, sous une forme variée, chez un grand nombre de personnages de Kaiser (…)
: une découverte bouleversante va les arracher à leur routine. Dans cette pièce, le déclic est provoqué par l’arrivée d’une dame à l’air exotique. Le caissier, ébloui, vole l’argent de sa banque, pensant faire de cette femme sa maîtresse et vivre la grande aventure. Econduit par la dame, le retour dans la normalité n’étant plus possible, le héros joue à quitte ou double avec la vie, avec la mort. Il rejette, dans un premier temps, la tentation d’un suicide et décide de profiter de l’existence dans ce qu’elle a de plus exaltant, devenant, du même coup, une caricature du surhomme nietzschéen. Confronté encore une fois à son triste milieu familial - dans une scène dont le style anticipe sur Ionesco et Beckett (…) - il prend conscience de l’absurdité de ce mode d’existence. Dans une société où tout s’achète, où tout est produit de consommation, il se lance dans une quête éperdue de ce qu’il croit être le bonheur. Il devient alors le prototype de l’homme moderne, courant après les plaisirs et les distractions qu’il pense pouvoir s’offrir avec de l’argent.
La création de ce drame, le 28 mars 1917, quelques mois après Les Bourgeois de Calais, au Kammerspiele de Munich, est un événement dans l’histoire du théâtre. Rilke assista à trois représentations. Karl Heinz Martin en tira le film le plus typiquement expressionniste après Caligari ; O’Neill s’en inspira pour Emperor Jones, Ivan Goll pour Methusalem ; Brecht témoignera à plusieurs reprises de l’importance capitale de cette pièce pour son théâtre. En effet, malgré les exemples du Faust de Goethe, du Chemin de Damas de Strindberg ou, plus anciennement, du mystère médiéval, c’est Du matin à minuit qui fut, au XXème siècle, le modèle du " drame par étapes " (Stationendrama), précurseur du " théâtre épique " .
René Radrizzani
Extrait de Théâtre Georg Kaiser 1912-1919, " Notice " , L’Arche Éditeur, 1994
Le théâtre comme affaire de l’intelligence
Je le sais une partie de nos jeunes gens récusera avec étonnement l’apport décisif de Georg Kaiser, une génération (une classe, une école) a mis au point les moyens techniques que la génération qui lui succède utilisera à ses propres fins, qui sont différentes, mais auxquelles cette technique convient finalement mieux. En réalité, Kaiser a déjà procuré au théâtre un nouvel objectif : il en a fait une affaire de l’intelligence et permit qu’on contrôle ce qui se passe sur la scène. Il a même exploité cette possibilité, allant jusqu’à autoriser le spectateur à être simplement intéressé même là où il exige encore de lui qu’il participe. (…)
Kaiser est bien payé pour connaître la situation atroce où se trouve aujourd’hui tout producteur intellectuel. Il a rencontré sur sa route une bourgeoisie totalement pourrie dont l’incapacité à prendre position est déjà devenue morbide. Il y a pire, en effet, que l’état où l’on n’a que la médiocrité à se mettre sous la dent : c’est celui où l’on avale absolument tout.
Bertolt Brecht
Texte français Jean Tailleur et Guy Delfel, extrait de " La marche vers le théâtre contemporain - 1927-1933 " , écrits sur le théâtre 1, L’Arche Éditeur, 1972
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010