Ce plateau réunit Emmanuelle Devos, l’une des grandes comédiennes actuelles, et le Quatuor Parisii, formation majeure des scènes de musique de chambre qui vient de célébrer son 40e anniversaire.
Ce plateau réunit Emmanuelle Devos, l’une des grandes comédiennes actuelles, et le Quatuor Parisii, formation majeure des scènes de musique de chambre qui vient de célébrer son 40e anniversaire.
Ensemble, ils se poseront cette question : Qu’est-ce que le langage ? En quoi le langage se distingue-t-il de la langue ? À quelle nécessité répond l’irrépressible désir d’écrire ? Une traversée de trois siècles d'écriture, musicale et littéraire, indissociable et complémentaire.
« Le Langage, c'est ce qui sera derrière, comme les nuages dans les aquarelles de Delacroix » Jean-Luc Godard
Musique de Jean-Sébastien Bach, Ludwig van Beethoven, Dimitri Chostakovitch, Robert Schumann et Anton Webern
Texte de Jean-Luc Godard, Hermann Hesse, Rainer Maria Rilke et Ryokan
La langue et les langages…
Godard est mort, avec lui le 20ième siècle s’éteint, et j’écris sous le choc de la disparition.
Me reviennent ces mots, portés par la voix caverneuse du Commandeur.
« Car il y a la règle, et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle. Il y a l’exception qui est de l’art. Tous disent la règle, personne ne dit l’exception. Cela ne se dit pas, cela s’écrit : Flaubert, Dostoïevski ; cela se compose : Gershwin, Mozart ; cela se peint : Cézanne, Vermeer ; cela s’enregistre : Antonioni, Vigo. Ou cela se vit et c’est alors l’art de vivre : Serebrenica, Mostar, Sarajevo… »
Ainsi, le quatuor Parisii jouera Bach, et puis Beethoven, et puis Schumann, et puis Webern et puis Chostakovich.
Parce que l’art, si cela ne se dit pas, cela s’entend.
Emmanuelle Devos lira Rilke, Hermann Hesse, et puis Godard…
Il me plait que l’Art de la fugue soit ici joué pour quatuor, quand Webern devait réinventer cet art en transcrivant pour orchestre à six voix la fugue de Bach.
Je songe : quand l’art est-il devenu classique ? L’a-t-il jamais été ? Quand l’art est-il devenu moderne ? Depuis toujours.
Alors Webern classique et Bach moderne encore, notre contemporain, comme disait Jan Kott ?
Il n’y a pas de progrès en art, pensais-je. Quels progrès de Lascaux au Titien ? Tout et rien.
Haydn avait inventé le canon parfait, pur, classicisme auquel on ne saurait rien ajouter. Pourtant Mozart jonglait encore avec les notes de Haydn ; se désespérait-il de ne jamais atteindre à la pureté classique du maître ? Comme Beethoven se rêvait classique lui aussi.
Et pourtant, de Bach à Beethoven, montait à l’humanité cette chose merveilleuse : l’expression du sentiment.
Il n’y a pas de progrès en art, sinon la montée à la lumière de l’expression du sentiment.
On appelle cela le romantisme.
Rilke.
Un jour, quand je te perdrais
Comment pourras-tu dormir
Sans qu’au-dessus de toi je bruisse
Comme une couronne de tilleul ?…
Douceur, bonté, et la solitude du poète. Cette solitude de Rilke, elle est aussi un des signes sûr du romantisme.
Herman Hesse fit cette trouvaille que le classicisme et le romantisme sont les deux profils du même visage de l’art moderne, à ne pouvoir se séparer l’un de l’autre.
Classique ou romantique, je ne sais le goût d’Emmanuelle Devos, sinon son amour du roman. Je sais le tremblement d’Emma, quand elle oublie tout soudain et s’abandonne, ou qu’elle se souvient infiniment de son secret.
Je ne sais rien ou si peu du secret d’Emma Devos. Je sais la joie que j’ai à poser une caméra devant elle, à chercher l’angle pour capter ce merveilleux oubli de soi, ou ce souvenir d’elle-même.
… Dès sa naissance, le cinéma reçut un trésor puisqu’il est l’art où les notions de classicisme et de modernité ne cessent de tournoyer jusqu’au vertige. Chaplin, Godard ou Eastwood ? Classiques, bien sûr ! Hitchcock, Chris Marker ou PT Anderson. Modernes, résolument !
Mais tous ont aimé la modernité, ils l’ont chérie, désirée follement. Et tous, de films en films, ont éclairé ceci : que le cinéma est né un art classique. Les premiers films des frères Lumière l’affirmaient déjà.
De Schuman à Godard, vient me toucher ceci, à quelques jours de sa mort choisie : Godard a toujours été un romantique. Flamboyant, tremblant, maladroit, éperdu… Anna Karina au philosophe dans Vivre sa vie : « Et l’amour ? Qu’est-ce que vous pensez de l’amour ?… »
Si Godard fut le plus romantique des cinéastes français, Truffaut, son frère tant aimé puis tant haï, fut certainement le plus romanesque d’entre eux.
Quand, après tant d’années d’inventions, d’éclats, de sabordages, Godard se retira un temps, il dut s’apercevoir qu’il avait bel et bien créé un langage.
Tous ses tourments amoureux, ses passions politiques encombrées l’avaient conduit au silence.
Il revint au cinéma avec ce rêve classique, de filmer droitement dans ce langage qu’il avait forgé et qui était désormais le sien.
Jamais personne ne sut ainsi filmer les quatuors de Beethoven comme Godard l’inventa dans Prénom Carmen…
Webern, l’élève de Strauss, avait lui aussi rêvé d’inventer d’un même geste la modernité et le classicisme le plus épuré.
Webern avait fui le sentiment. Et chez Webern, je n’écoute que ses sentiments !
Sans doute, est-ce dans le grain unique de la voix d’Emma - que cette voix tremble ou s’affirme -, que j’entends le mieux vibrer le sentiment qui traverse trois siècles de musique.
Le sentiment romantique, qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui. Et son écho : l’éternelle aspiration au geste classique.
Arnaud Desplechin
37 bis, bd de la Chapelle 75010 Paris