Paris, 1949
Beckett achève la composition dEn attendant Godot en janvier. Sa femme propose la pièce à Roger Blin. Beckett la parfois croisé dans les cafés de Montparnasse, souvent en compagnie dAdamov ou dArtaud, mais na pas voulu lui soumettre lui-même son texte. Quand ils se rencontrent enfin, en 1950, Blin demande à Beckett pour quelles raisons il a pensé à lui. Il y en a deux, répond Beckett : il a apprécié sa mise en scène de Strindberg, et ce soir-là la salle était presque vide.
Un virage à peine amorcé au sommet dune colline, la pente douce dune route qui redescend lentement vers nous : juste ce quil faut pour esquisser une ligne dhorizon. Au fond, un ciel dhiver. Une silhouette squelettique y dresse ses deux bras noirs ni croix ni gibet, ni mort ni vivant, ce nest quun arbre. Cette lande, âpre, vide et poignante dans son insistante simplicité, suffit à composer depuis 1953 lun des décors les plus célèbres de lhistoire du théâtre. Cest là, dans la désolation de ce paysage mental ouvert à une attente sans fin et sans objet, que sest tracée pour lart et la conscience de notre siècle comme une ligne de partage des eaux. Luc Bondy a demandé à Gilles Aillaud, peintre et scénographe, de lui imprimer sa marque. Puis il a invité quatre acteurs dexception à incarner ensemble la première pièce quécrivait, il y a tout juste cinquante ans, un auteur encore à peu près inconnu. François Chattot, Gérard Desarthe, Serge Merlin et Roger Jendly rendent à la voix de Beckett, sans rien perdre de son humour sec ou baroque, léclat de sa tendresse désespérée.
Générosité, humour, intelligence, superbe érudition. Nous pouvions parler de
nimporte quoi, il savait tout. " Une mémoire déléphant ",
disait-il de lui-même. Je devrais insister aussi sur son horreur du mensonge. " Que
votre oui soit oui, que votre non soit non " pourrait être sa devise. On sait
doù elle est tirée.
Je métais permis un jour de faire analyser son écriture par une grande graphologue
de ma connaissance. Cétait la sensibilité extrême du scripteur qui la captivait.
Quand je lai dit à Sam, il a un peu ronchonné " Sensibilité, sensibilité
"
comme sil sen défendait.
Nos entrevues et nos correspondances se sont poursuivies pendant des années jusquau
Nobel, qui la beaucoup affecté. Il nadmettait pas le principe et cest
Jérôme Lindon qui est allé recevoir le prix. Tout largent en a été distribué
par Sam à des amis dans le besoin. A Roger Blin, avec le chèque il a mis un mot : "
Ni merci ni non ".
Mais, à partir de ce Nobel, Sam sest presque cloîtré. Il a coupé son
téléphone. Et nos rapports sen sont beaucoup ressentis. On craignait de le
déranger dans son travail, quil a continué jusquà la fin de sa vie, visant
à de moins en moins deffets rhétoriques. Pour aboutir presque au silence de
Soubresauts.
Ce quil faut que sache le public qui ne la pas encore découvert, cest
quun artiste ne grandit quen observant une discipline de fer. Mais aussi que
le désespoir peut être le ressort même de son art.
" Accrochez-vous à votre désespoir et chantez-nous ça ", mécrivait-il
au tout début de nos relations.
Que le public sache aussi que sous son désespoir se cachait chez Sam quelque chose
quil a voulu taire et qui devait toucher à la grande pitié par lui ressentie de la
souffrance humaine. Il la exprimé dune façon que chacun peut interpréter
comme il lentend. Révolte ouverte ou humble soumission. Le paradoxe était et
demeure son beau souci et son secret.
Robert Pinget
" Notre ami Sam ", Critique 519-520,
août-septembre 1990, pp. 639-640
Place de l'Odéon 75006 Paris