Après Montaigne, présenté au Nouveau théâtre de Montreuil en 2009, Thierry Roisin (à la tête de la Comédie de Béthune, Centre dramatique national du Nord-Pas de Calais depuis 2004), revient avec un texte puissant : Un Ennemi du peuple d’Ibsen et une équipe de comédiens remarquables menés par Yannick Choirat. Impressionné par l’actualité de la fable, Thierry Roisin décide de mettre en scène son Ennemi public, à partir d’une nouvelle traduction et adaptation signée Frédéric Révérend. « Aujourd’hui, le titre original prend des couleurs post staliniennes, qui déplacent le problème. »
Le problème : dans une ville d’eau nordique, l’essor d’une station thermale très lucrative est menacé par la découverte de Stockmann, médecin en chef de la station, et frère du maire de la ville. L’eau destinée aux curistes est puisée dans un infect cloaque. L’assainissement nécessaire oblige à la fermeture de l’établissement et induit des coûts importants. D’abord soutenu par la presse locale et les progressistes de la cité, Stockmann se retrouve rapidement seul dans son combat acharné pour la vérité.
« Humilié, trahi, il se laisse alors envahir par des idées extrémistes, dont certaines aujourd’hui devenues insoutenables, et que nous avons évacuées… Mais Ibsen est visionnaire. Le conflit entre la santé publique et l’intérêt économique, qui prend le pas sur toute autre considération, est d’une actualité brûlante – en dehors même de la question nucléaire. D’autre part, et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles la pièce est rarement jouée, elle met en doute les principes de la démocratie en critiquant la loi de la majorité qui ici mène au désastre. Ibsen va très loin dans ce domaine, parfois trop... mais il nous invite à nous méfier des pensées toutes faites, des évidences admises une fois pour toutes.
Enfin ce qui nous touche, c’est la façon dont l’homme qui, au départ semble un héros, va se laisser piéger et devenir un tyran potentiel. À force de se battre contre l’hostilité générale, il se veut, il se voit, seul contre tous, à détenir la vérité. Thème qui nous mène à un théâtre sans quatrième mur, englobant dans sa lumière le public, le mettant en liaison directe avec les personnages et leur trouble. Enfin la dimension comique est ici essentielle : Ibsen, après le relatif échec des Revenants en 1881, écrit une comédie féroce et dérangeante où il peint, sous l’angle de la satire, une société qu’il connaît bien. Tout repose pour nous sur le plaisir de jeu, un rythme très soutenu et un humour diabolique. »
Traduction et adaptation : Frédéric Révérend.
Ennemi public est une comédie féroce, dérangeante, d’une actualité saisissante. C’est une pièce à suspense, traversée par deux questions qui se font face : l’idéal de justice et de vérité d’un côté, la lâcheté humaine de l’autre.
Rapide rappel des faits : dans une ville d’eau nordique, tout le monde se réjouit de l’ouverture d’une station thermale qui va offrir paix et prospérité à la communauté grâce aux revenus juteux du tourisme en plein essor. Mais voilà : le Dr Stockmann, médecin en chef de la station, découvre que les canalisations puisent dans un infect cloaque et procureront aux curistes, au lieu du bien-être escompté, une dysenterie carabinée. Il préconise des travaux d’assainissement qui obligent à la fermeture du site et à l’augmentation des impôts. Sur le point d’annoncer la nouvelle, Stockmann est d’abord soutenu par tous les progressistes de la cité et la presse. Mais rapidement, il se retrouve seul à énoncer une vérité que personne ne veut entendre et surtout pas son propre frère, maire de la ville. Un terrible bras de fer s’engage dont Stockmann et les siens ne se relèveront pas. Ses professions de foi iconoclastes lui vaudront les huées, le bannissement et la solitude.
Derrière cette fable implacable, c’est la question de l’idéal de justice et de vérité qui est posée, et dans des termes finement complexes, car si Stockmann fait un temps figure de héros justicier, - qui fait penser au James Stewart de Mr Smith au Sénat - il y a aussi en lui un Saint-Just qui sommeille. Comme souvent chez Ibsen, l’histoire est simple au premier abord, mais rapidement le spectateur est placé devant des personnages qui échappent au cadre des archétypes et portent une complexité qui les rend éminemment humains.
L’opposition entre les frères révèle deux aspirations contradictoires auxquelles chacun est un jour confronté : le désir de justice et le respect des limites. Que devient la quête d’idéal quand elle oblige à transgresser les normes et les institutions établies et met en péril le confort individuel ? Jusqu’où peut aller un individu isolé ? Vers quel vertige est-il entraîné par son désir d’action ? L’héroïsme à ce compte-là est-il sublime ou absurde ? Ce sont toutes ces questions qui donnent à la pièce sa tension palpitante.
Au-delà du combat que se livrent les deux frères pour le bien de la ville et de la société, la pièce met en avant les comportements particulièrement veules et parfois hystériques de tous ceux qui cèdent à la pression du pouvoir et de l’opinion, après avoir soutenu bruyamment une vérité contraire. Au final, on se dit que la lâcheté décidément se porte bien et que la connerie, même démocratique, est toujours largement majoritaire.
L’actualité du sujet est évidente, stupéfiante même. Comment ne pas penser aux pressions récentes sur l’utilisation des vaccins, ou encore à l’affaire du sang contaminé, à ces dispositifs liés à la santé publique, mais dont l’origine reste souvent trouble ? De façon plus générale, la pièce fait écho à ces situations que nous observons autour de nous, où les décisions semblent fondées sur le seul intérêt économique, les seules retombées à court terme au détriment de l’intérêt général. La recherche de la vérité est un thème essentiel du théâtre. Et chez Ibsen, il revêt une dimension très particulière : ses héros sont souvent des êtres qui, comme Stockmann, sont habités par des exigences absolues et vont chercher la vérité jusqu’à l’exploit : ils aspirent à une sorte de vie idéale d’où jaillirait un bonheur dont bénéficierait la société toute entière. L’auteur lui-même semble animé par cette quête d’absolu qui se traduit, pièce après pièce, par une démarche proche de celle d’un scientifique qui rassemble des souris de laboratoire pour mieux étudier leur comportement.
Le théâtre d’Ibsen est souvent associé à un théâtre psychologique, à des conversations de salon. Or, j’observe dans cette pièce un théâtre toujours actif, extrêmement drôle, où le suspense est constant. On a affaire à un système de dialogues très construits, portés par des personnages qui ne se cantonnent jamais à une intériorité ou à un épanchement de leurs états d’âme, mais où les mots sont là pour faire constamment avancer l’action.
La dimension comique est ici essentielle : Ibsen, après le relatif échec des Revenants en 1881, écrit une comédie où il fait figurer de nombreuses connaissances et peint, sous l’angle de la satire, une société qu’il connaît bien. Tout doit reposer pour nous sur le plaisir de jeu, un rythme très soutenu et un humour diabolique.
Thierry Roisin, janvier 2010
Place Jean Jaurès 93100 Montreuil