A l'heure où bronzé, singe et guenon retentissent à nouveau dans notre vocabulaire, le racisme se campe devant nous sous sa forme moderne. Car le racisme sait changer de forme.
Il y a le racisme viscéral et primaire d’un Shakespeare pour qui un cannibale qui se revendique roi ne peut être que cocasse et mérite qu’on l’effraie avec quelques tours de passe-passe et de plus nombreux coups de bâton. Il y a le racisme de la génétique et de la sociologie où de doctes expérimentateurs exhibent et commentent des exemplaires d’humanité inférieure. Il y a notre racisme contemporain où le « sauvage » devient un sous développé économique coupable de son retard historique, envieux et sournoisement dangereux pour nos valeurs blanches et bourgeoises.
Aimé Césaire a été confronté à toutes ces formes de racisme. C’est armé de la fierté de la négritude qu’il entreprend de les dénoncer. Il part pour cela du racisme ingénu de La Tempête de Shakespeare et en fait Une Tempête qui vole de poésie profonde en vulgarités de comptoir. Césaire obtient ainsi un texte miroir de nos contradictions (blanches ou noires). Ce sont ces contradictions qu’un groupe d’acteurs met en scène, tandis qu’ils s’efforcent de représenter un montage de leur invention, se débattant et débattant entre deux tempêtes.
L’histoire est connue : C’est, exilé sur une île exotique que Prospero, héros de La Tempête de Shakespeare, exerce son pouvoir… quand il apprend que ses ex-ennemis passent au large de son île, il contraint magiquement Ariel, un esprit de l’air, à susciter une tempête pour se venger. Puis Prospero, après avoir marié sa fille au fils de son ancien ennemi, libère Ariel et renonce à toute magie. Non sans avoir toutefois puni Caliban, indigène de l’île, fils de sorcière et indécrottable rebelle malfaisant. Tout est bien qui finit bien… pour les blancs.
Un certain Aimé Césaire, habitant d’une île lui aussi, se penche sur Caliban. Le pari pour lui consiste à raconter exactement la même histoire que Shakespeare, scène par scène, mais en changeant de point de vue : celui de l’indigène Caliban, premier habitant, dépossédé de son île. L’histoire d’Une Tempête devient ainsi un dévoilement en creux des rapports entre Prospero, le chef blanc et Caliban, l’indigène. Aimé Césaire montre comment le pouvoir colonial calomnie, entrave et dissout peu à peu l’identité et la culture des Calibans de l’Histoire.
En rencontrant ces deux textes parallèles, notre équipe a eu un coup de coeur. Nous avons voulu nous joindre à l’opération d’Aimé Césaire qui consiste à « retourner comme une chaussette » la pièce de Shakespeare. Nous avons aussi convoqué la sorcière Sycorax, mère de Caliban et qui a bien des choses à dire sur la magie du monde féminin car pour Shakespeare et Césaire la femme ne fait qu’assister à la lutte entre les hommes…
A la fin d’Une Tempête, Aimé Césaire nous laisse à nos réflexions devant un Prospero devenu un vieux colonialiste indolent et ivrogne, vaincu par sa victoire. Un Caliban qui a renoncé à la lutte et est revenu volontairement à ses sources les plus archaïques. Un Ariel, ex collaborateur acquis à la rationalité occidentale qui va partout dénoncer et exercer les mécanismes du pouvoir.
Ce final de Césaire propose volontairement plus d’interrogations que de conclusions et nous en faisons autant en renvoyant à notre tour nos contemporains à leurs propres expériences de rencontres et de conflits interculturels.
Nous aussi dans un monde devenu île, entourés de la tempête de la mondialisation, nous en sommes à revendiquer qui nous étions. Nous avons choisi de montrer les acteurs en train de frotter la Tempête de Césaire contre celle de Shakespeare, et de réagir à ce qu’ils jouent, dans un style naturaliste et ironique. Cette écriture du théâtre dans le théâtre permet au public de s’identifier aux comédiens qui naviguent tant bien que mal entre identités et personnages. Leurs confusions, leurs difficultés, deviennent les nôtres.
Les loges sont ouvertes et latérales et les changements de costumes, masques et accessoires sont annoncés et font partie intégrante du spectacle.
Les costumes des « nobles » évoquent l’époque de gloire des empires coloniaux des années trente : Prospero, vêtu d’un complet clair, Miranda d’une robe longue et fluide, Ferdinand de kniker-booker, incarnent l’élégance et la respectabilité. Le génie Ariel, zélé et rapide, que Césaire voit comme un serviteur des colonialistes, porte une livrée de groom. Les matelots se retrouvent aussi dépenaillés par la tempête que Caliban l’indigène l’est par sa condition d’esclave, et portent des masques grotesques. Le costume de Sycorax, apparition rituelle et fantomatique, est inspiré des sorcières des traditions africaines et de Commedia dell’arte. Les couleurs sombres, sourdes, naturelles sont inspirées par les éléments déchainés et des âmes tourmentées. Elles contrastent avec des ocres, des beiges et des pastels choisis pour la lumière et la douceur de la vie insulaire.
Les décors sont simplifiés, l’action est hiérarchisée sur trois niveaux : Un petit plateau plus haut pour les scènes des nobles. La scène elle-même, lieu unitaire où se déroulent vies et changements des acteurs. Une passerelle plus basse est la plage. Des caisses en bois symbolisant le naufrage et l’exil insulaire servent d’éléments de décor modulables. Les prologues, les intermèdes et le final font appel à des musiques qui oscillent entre l’ethnique et le style urbain. Les acteurs les exécutent avec leur voix, des instruments mélodiques et des percussions corporelles et instrumentales.
La composition multiculturelle de l’équipe du Mystère Bouffe nous amène souvent à dénoncer les replis identitaires et à parler de la rencontre des cultures du monde. C’est ainsi que depuis 2010 nous avons suivi Christophe Colomb dans son calamiteux départ pour les « Indes », puis dans une version Commedia dell’arte nous avons rencontré l’Othello de Shakespeare, un serviteur de couleur « desintégré » dans l’armée de Venise. Maintenant nous voici devant un antihéros, le Caliban de La Tempête de Shakespeare. Un antihéros qui devient le héros dans Une Tempête d’Aime Césaire.
Mon montage tient compte de mon origine de banlieue ouvrière, celle de l’après-guerre, quand encore peu d’immigrés venaient rejoindre notre misère. Si vous tenez compte que la pire injure entre nous était « crève la faim » et « espèce de poux », combien nous fûmes heureux de pouvoir traiter de « sale race » ces « nos semblables » qui nous tendaient un miroir brouillé par leurs folklores, leurs religions, leurs préjugés. Ainsi la « bigoterie » des latins, le « fatalisme » des musulmans et la « superstition » des africains, tous ces poncifs nous offraient une bonne occasion de nous raccrocher à notre rationalité scientifiquement prouvée… ah ! Mais ! Ma famille communiste ne sombra pas dans le racisme mais entreprit d’intégrer tous ces « péquenots » du monde à la lutte citadine et marxiste… Cinquante ans plus tard, la plupart des vieux communistes votent Le Pen et les jeunes beurs pas du tout… quand à nous, nous en sommes à 40% de rage impuissante et à 60% de que faire ? Car nous sommes bien comme devant la dernière scène d’Une tempête d’Aimé Césaire : comment sortir d’une société d’exploitation faite de vainqueurs et de vaincus.
Nelly Quette
Monsieur Césaire,
Votre intervention auprès de Monsieur Shakespeare n’a rien arrangé, au contraire ! Votre Monsieur Prospero ayant refusé de repartir en Europe, il est resté pour casser les pieds de Caliban lequel s’est alors réfugié au fond de la jungle au plus près de ses ancêtres. Il a laissé la plage et les basses terres aux nouveaux arrivants ; lesquels, industriels, exploiteurs, agricoles, mineurs, pêcheurs et commerçants ont tiré tout le fric qu’ils ont pu des richesses de son île. Une fois mort le corail, disparue la moitié des poissons, raclées les carrières jusqu’à l’os pour extraire or, diamants, cuivre, lithium et terres rares, une fois épuisées les champs à coup de bananes, ananas, cacahuètes et huile de palme, les étrangers sont repartis laissant le fils de Caliban sans forêts ni feuilles pour cacher sa nudité. Rassuré par les hymnes du bon vieux Gonzalo, le fils de Caliban à la gloire des vertus de la verte nature a accueilli de gentils entrepreneurs qui ont fait la foire avec ses filles. La foire étant finie, ils ont créé une décharge tellement large qu’elle accueille les restes et les retombées de la terre entière. C’est pourquoi ses enfants reçoivent des soins gratuits et des dons de la Croix Rouge internationale. Tout irait donc pour le mieux s’ils ne recommençaient à s’entre-tuer comme nous, contre nous, avec nous, au nom du tonnerre de Dieu. Plus personne n’étant innocent, tout le monde étant exploité (sauf les fils de Prospero qui ont ouvert un compte en Suisse) tout le monde enrage et Ariel ne fait plus que des poèmes de haine et d’amour blessé entre deux slogans pour la publicité.
Monsieur Césaire, pouvez-vous intervenir là-haut auprès de Dieu lui-même ? Et ne nous répondez pas que tout dépend seulement de nous-mêmes ! C’est facile à dire de là-haut ! Nous vous demandons, s’il vous plaît, si vous ne pouvez vous accorder avec Monsieur Shakespeare pour inventer une troisième tempête où chaque être humain se réjouirait de l’existence de l’autre avec entrain pour l’entraide et passion pour les différences ? Cela nous aiderait beaucoup.
Merci au nom de Tous.
La troupe du Mystère Bouffe.
68 rue François Miron 75004 Paris