« Il nous reste toujours des terres arbitraires » Aimé Césaire, Cadastre, Ode à la Guinée
« Attendons. La France quittera décidément le temps et l’espace coloniaux bien plus tard […] même si d’autres couleurs ont remplacé sur le planisphère le rose symbolique de l’Empire, les Français vivent toujours leur supériorité, sauf qu’elle est un peu plus en eux-mêmes enfouie, plus au bas, probablement dans les replis des intestins. Autrefois hautaine, cette supériorité, sachant que ses jours sont comptés, devient hargneuse. Et, pour l’agacer, voici que la France est toute parcourue de Noirs, de métis, d’Arabes, qui ne baissent presque plus les yeux : leur regard est au niveau du nôtre. » Jean Genet, Entretien avec Tahar Ben Jelloun, 1979
Face à leur destin est une installation-spectacle en deux parties, réalisée par le plasticien vidéaste Nicolas Clauss et l'auteur metteur en scène Ahmed Madani. Ce dernier développe une réflexion sur la jeunesse des quartiers populaires, dont le titre générique est Face à leur destin.
Ce projet se décline en trois étapes de recherche qui donneront lieu à trois créations :
étape 1 : Des garçons,
étape 2 : Des filles,
étape 3 : Des filles et des garçons.
En 2011, Ahmed Madani rencontre Nicolas Clauss, plasticien vidéaste qui depuis deux ans sillonne les banlieues de France et dresse des portraits vidéo de la jeunesse des quartiers populaires qu’il expose dans une installation vidéo évolutive intitulée Terres arbitraires. Saisi par la force de l’installation et sa cohérence avec Illumination(s) le premier volet de sa trilogie, Ahmed Madani propose à Nicolas Clauss de créer un événement partagé où les deux propositions s’articuleraient pour constituer un diptyque.
Dans la première partie Terres arbitraires, Nicolas Clauss nous invite à découvrir des visages qui nous regardent : ceux des jeunes hommes qui passent leurs journées et leurs soirées au pied des immeubles. Ces jeunes restent muets et ce sont les discours des médias, des politiques et des sociologues qui parlent d’eux que l’on entend.
Dans la seconde partie Illumination(s), Ahmed Madani met en scène trois jeunes hommes à trois époques différentes. Le premier s’est engagé dans la guerre de libération de son pays, le second a vécu l’exil, le travail à la chaîne et la réclusion solitaire, et le troisième, aujourd’hui, espère que sa vie ne s’achèvera pas sur une dalle de supermarché. Entre rêves, souvenirs et illuminations, ces trois récits sont incarnés par dix jeunes hommes du Val Fourré.
Regards coulés sous la capuche, mines renfrognées et sourires soudains, portraits en solitude ou groupes d’amis bras dessus, bras dessous, l’installation de Nicolas Clauss égrène en un noir et blanc lumineux et doux 300 portraits co-construits de jeunes gens qui vivent dans la brique du Nord, dans le béton d’Evry ou les cités de Mantes-la-Jolie.
Les 28 écrans synchronisés composent un amphithéâtre des banlieues, où apparaissent aléatoirement les noms des 1200 quartiers des 751 Zones Urbaines Sensibles inventoriés par l’Etat français : les Pyramides, les Epinettes, les Trois Ponts, le Mirail, l’Estaque…
Ces corps mis en scène, qui s’adressent directement à la caméra et donc au spectateur, jouent du stéréotype socialement construit du « jeune de banlieue » et témoignent surtout de la vérité de chacun, dans la beauté de sa jeunesse, de ses doutes et de son désir de vie. Une création sonore composée à partir de 200 fragments reconstitue le bruit médiatique autour des cités : publicité des années 50 pour les grands ensembles, extraits de journaux télévisés, discours politiques, analyses de sociologues, tensions, paradoxes, mythologies contemporaines et silences suspendus…
Dans les zones urbaines sensibles, appelés communément ZUS, non pas en raison des us et coutumes de ceux qui y vivent, ni du taux élevé de sensibilité qui y règne, les jeunes qui sont les plus nombreux se sentent comme des fauves en cages. Ils se tapent la tête contre les barreaux invisibles qui ceinturent les barres et les tours. Impossible de s’évader tant la force centrifuge du quartier est aspirante. Les temps sont durs et hormis la rue et les salles de sports, les lieux où cette insolente énergie pourrait être canalisée sont rares et étroits comme le tranchant d’une lame de rasoir.
A force de tourner en rond, de crever d’ennui, et d’attendre que le ciel leur tombe sur la tête, certains de ces jeunes Gaulois du sol se caparaçonnent dans les cuirasses inquiétantes du fanatisme religieux, du deal, du vol et de la haine de soi et des autres. Aucun rapport d’aucun laboratoire de recherche démographique n’a relevé le taux d’enfants immigrés vivant dans les ZUS, tant cette statistique est devenue futile. Un rapport de l’INED, indique toutefois qu’en Île de France 37% des 18-20 ans sont descendants d’immigrés. Combien de ces 37% vivent dans une ZUS d’Île de France ? Nul ne prétend le savoir, mais en y regardant de près, il semble que ce quota qui ne choque plus personne, ne soit pas trop difficile à deviner.
Quand on parle de la richesse d’un pays, on évoque essentiellement le Produit Intérieur Brut. La farine avec laquelle on fait le pain est exclue du calcul du PIB, car elle est une consommation intermédiaire du calcul de la richesse produite par le boulanger. La jeunesse des ZUS est également exclue du calcul de ce PIB. Cependant, à la différence de la farine qui est une consommation intermédiaire, la puissance démographique de la jeunesse devrait être considérée comme un placement à moyen terme étant donnée l’énorme capacité d’enrichissement qu’elle représente pour la France dans les années à avenir. Sans cette jeunesse qui prendra la place de ceux qui ne seront plus là, le pays risque de voir son PIB sérieusement décliner. Les statistiques démographiques sont très explicites : la richesse la plus importante que l’immigration apporte à la Nation Française est constituée par ses enfants. Pour que demain ces enfants s’occupent de ce pays, ce pays n’a pas d’autres alternatives que de s’occuper d’eux aujourd’hui.
Terre Arbitraires s’inscrit dans une réflexion de près d’une dizaine d’années autour des quartiers populaires, en effet la fréquentation régulière de ces quartiers m’a permis d’élaborer le matériau de plusieurs de mes oeuvres. Aujourd’hui, la dégradation d’une situation politique et sociale de plus en plus critique, m’amène à revenir sur la spécificité et la complexité de ces territoires. Avec le soutien du Théâtre de l’Agora d’Evry, j’ai mis au point une résidence durant laquelle j’ai rencontré, de façon informelle et avec des complicités locales, des habitants du quartier des Pyramides pour réfléchir à une oeuvre autour des représentations de ces quartiers.
De cette réflexion est né le désir de créer un dispositif sensible qui propose au spectateur une expérience esthétique, immersive, sonore et visuelle qui ferait coexister une diversité de regards, de propos et de points de vue. Un dispositif qui met en scène, en espace et en perspective des corps filmés, des regards confrontés aux différents discours idéologiques, politiques et médiatiques que ces territoires continuent de susciter. Le mouvement initié à Evry s’est poursuivi et développé tout au long de l’année 2011 sur plusieurs autres territoires notamment au Val Fourré à Mantes la Jolie. J’ai poursuivi l’exploration de certaines pistes déjà engagées et précisé mon projet artistique. Ni victimisation ni angélisme, mais la mise en scène dans une forme plastique du déferlement (voire du vacarme) des discours concernant la jeunesse des territoires urbains, et leur confrontation à des portraits mettant en avant une humanité souvent gommée par des approches statistiques, administratives et politiques.
Ainsi pendant ces longs mois de rencontres et de tournage, j’ai fait le choix d’aller à l’essentiel : ne garder que des portraits de jeunes gens, que l’on retrouve aux pieds des bâtiments, qui regardent la caméra et donc nous regardent. Parallèlement au tournage des portraits, j’ai collectionné un matériau sonore composé de bribes de discours sur les quartiers populaires, sur leurs populations et les multiples sujets qui s’y rattachent (emploi/précarité, identité nationale/immigration, sécurité/insécurité sociale, traitement social/pénal, etc.). L’objectif n’est pas de développer un travail circonscrit à un seul territoire, mais de réaliser une oeuvre qui réunit virtuellement et symboliquement des portraits venus de zones géographiques éclatées sur le territoire français.
Nicolas Clauss
Cartoucherie - Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.
En voiture : A partir de l'esplanade du château de Vincennes, longer le Parc Floral de Paris sur la droite par la route de la Pyramide. Au rond-point, tourner à gauche (parcours fléché).
Parking : Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.