Spectacle en espagnol surtitré en français. Dans le cadre du Festival d'automne à Paris.
Révélation du Festival d’Automne 2011 avec Le temps tout entier, réécriture de La ménagerie de verre de Tennessee Williams, l’Argentine Romina Paula revient cette année avec Fauna, une pièce qui tourne autour d’une figure imaginaire et mythique, Fauna, sorte d’amazone, qui vécut et écrivit dans la montagne à la fin du XIXe siècle, et s’habillait en homme pour aller à l’université et entrer dans les cercles de poètes.
Pour adapter sa vie au cinéma, un réalisateur et une actrice rencontrent ses deux enfants. Entre eux quatre se noue un dialogue sur la question de ce qui serait représentable ou pas, sur la véracité des histoires et l’importance ou non de cette véracité. Romina Paula crée ainsi une forme de mise en abîme qui questionne les places assignées à chacun, à commencer par celle du genre (le personnage de Fauna fait penser à George Sand ou à Virginia Woolf) et la manière dont se construisent une légende et une identité.
Laure Dautzenberg
Fauna est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs (novembre 2013).
Laure Dautzenberg : Vous dites avoir eu l'idée de Fauna notamment en vous renseignant sur Concepción Arenal, une femme qui avait donné son nom à une rue que vous empruntiez toujours mais sans savoir à qui elle faisait référence…
Romina Paula : Ce n'est jamais une chose unique, je crois, qui déclenche un processus d'écriture. J'ai mentionné cet épisode particulier de la rue parce qu'il raconte aussi comment on peut soudain regarder quelque chose que l'on connaît déjà comme si c'était la première fois qu'on le voyait. Il me semble que cela parle donc aussi de ce que l'on peut appeler la créativité : la capacité à surprendre et à être surpris par du déjà connu. Victor Shklovski (fondateur des formalistes russes) l'a défini avec son concept de « défamiliarisation ». Comme il le dit : « L'art est une manière d'expérimenter la qualité ou l'essence artistique d'un objet, l'objet lui-même n'a pas d'importance. »
Laure Dautzenberg : Pourquoi avez-vous situé l'action dans la campagne argentine ?
Romina Paula : Ce n'est pas la campagne exactement, c'est le littoral, une région très humide d'Argentine, où l'on trouve de grandes réserves d'eau potable, des rivières, une végétation exubérante. Je voulais que cette histoire se passe dans un environnement luxuriant, avec la folie de la nature, comme un contrepoint à une rencontre qui se présente d'abord comme intellectuelle. Cela évoque aussi l'imaginaire d'Horacio Quiroga, un écrivain uruguayen qui a passé une grande partie de sa vie sur le littoral argentin et a produit une œuvre fébrile, affolée par la présence de cette nature foisonnante et destructrice. Et puis je me suis souvenue de ma lecture du journal de tournage de Fitzcarraldo qu'a écrit Werner Herzog, et qui s'appelle La Conquête de l'inutile : une rencontre entre la nature et quelqu'un qui a la volonté de l'enregistrer, de la domestiquer, de la convertir en langage.
Laure Dautzenberg : Votre pièce est comme un immense jeu de rôle, une mise en abîme des rôles que chacun se donne ou qu'on lui donne. Qu'est-ce qui vous séduit dans ce « dispositif » ?
Romina Paula : Notre processus de répétition est toujours assez long, et dans le cas de Fauna, il l'a été plus encore. Et ce qui occupe vraiment la majeure partie du temps dans notre travail, c'est le jeu, ce que font les acteurs pour être dans l'action. Ce sont mes critères quand je les regarde et que je les choisis, c'est là où se produit l'accord entre eux et moi. C'est là que nous trouvons le langage de la pièce. Comme Fauna est notre troisième création en tant que compagnie et que je l'ai écrite pour ces acteurs précisément, l'idée était que dans cette fiction, dans ce récit, il y ait des traces de notre processus de répétition, et cela fonctionne, en effet, comme une mise en abîme de nous-mêmes.
Laure Dautzenberg : Vous multipliez les jeux autour des amours des uns et des autres (l'actrice et le metteur en scène, l'actrice et la fille de Fauna, Maria Luisa, Santos et Jose Luis etc.) Pourquoi cette ronde ?
Romina Paula : C'est aussi en rapport avec le processus de travail et la cohabitation d'un groupe de personne dans un temps donné, avec les passions qui s'y expriment. Dans la première partie du spectacle, nous voyons les personnages aller au devant de leurs rôles – le metteur en scène, l'actrice, l'érudite, le sauvage – mais ces places assignées se modifient à mesure que la pièce avance et sont remises en question, basculent, glissent jusqu'à une sorte de désincarnation, d'évacuation des passions. Nous voyons les personnages désarmer, se démonter. Pour moi, cette seconde partie est proche des Affinités électives de Goethe, où il est question d’amour en tant qu’alchimie.
Laure Dautzenberg : Il est beaucoup question de la fidélité ou non à une supposée vérité. Pourquoi ?
Romina Paula : La « vérité » est un concept que j'ai beaucoup utilisé ces dernières années, surtout en me référant au processus de répétition du Temps tout entier. Mais lors des répétitions de Fauna, le concept de « vérité » s'est effacé devant celui « d'être », de présence, qui se réfère à la disponibilité, à l'attention, en prenant garde à la contradiction dans laquelle on peut rapidement tomber : se concentrer sur « essayer d'être » distrait d'être réellement.
Laure Dautzenberg : Un des « chapitres » de la pièce énonce : « Les gens confus sont dangereux » ; en même temps vous jouez avec cette confusion…
Romina Paula : Cette phrase est assez ironique de ma part parce que je ne crois pas du tout cela. D'ailleurs, dans la pièce, le personnage qui la prononce n'y croit pas non plus. Être confus peut être douloureux et angoissant mais je fais confiance au pouvoir régénérateur du doute. Celui qui ne doute pas, qui ne questionne pas, ne change jamais rien, et rien ne peut me rendre plus triste que cet état. Mais il est certain que la confusion est un des états éphémères dans lequel le doute peut plonger.
Laure Dautzenberg : Vous évoquez des « territoires moins définis », par rapport à la question du genre notamment…
Romina Paula : Oui, cela relève des questions que je me pose sur le féminin et le masculin, comment ils se définissent, où ils se logent. Dans ce sens, une des choses qui me préoccupe est de ne pas juger et de ne pas vouloir tout comprendre tout le temps. Cela revient à la question du doute et au fait de se laisser surprendre, d'accepter d'être « défamiliarisé », d'être attentif et dans le présent.
Laure Dautzenberg : Votre pièce tourne beaucoup autour de l'idée du fameux La vie est un songe de Calderón… Pourquoi ?
Romina Paula : Comme nous travaillons sur une mise en abîme, une méta-théâtralité, je sentais la nécessité de me référer à Calderón et Shakespeare, deux auteurs qui, par excellence, se sont emparés de ce thème. Mais je ne dirais pas que la pièce tourne autour de Calderón ; on se réfère à lui, comme une mention de la tradition. Par ailleurs, la question de citer, au-delà des références à Calderón, Shakespeare, ou Rilke, part d'un profond amour pour les mots. Ma relation à la littérature est vitale, au sens où je me sens accompagnée ou interpelée par ce que je lis, comme si cela se passait dans le présent. Le fait de citer d'autres auteurs est comme activer ces mots, leur redonner un corps, comme si le temps n'était pas linéaire, comme si tous ces écrits vivaient avec nous, dans les limbes.
Laure Dautzenberg : Vous montrez avec humour comment se construit une légende… Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette question ?
Romina Paula : La question de la reconstruction d'une légende a peut-être aussi à voir avec la tradition. Qu'est-ce qu'on peut raconter, qu'est-ce qu'on peut représenter ? Que peut-on revendiquer d'une figure en l'évoquant, et quelle projection de soi-même on évoque alors ? Je crois que cela concerne aussi la question de l'héroïsme. Le récit du héros est construit par ceux qui lui survivent, mais le héros lui-même est-il conscient de son héroïsme ? En bénéficie-t-il ? C'est ce que dit, d'une certaine façon, le dialogue suivant entre Santos et l'actrice :
L'actrice : Parce qu'elle me paraît fascinante. Et comme elle me semble fascinante à moi, je pense qu'elle peut intéresser beaucoup d'autres personnes et je veux donc faire ce film pour que plus de gens puissent la connaître.
Santos : Connaître qui ?
L'actrice : Votre mère.
Santos : Ma mère est morte.
Le héros, la figure de légende est-elle un mythe en soi ou seulement dans la mesure où on l'évoque comme tel ?
Laure Dautzenberg : Pour parler de votre travail, vous citez Dorothea Lange : " La caméra est un instrument qui apprend à voir quand il n'y a pas de caméra " . En quoi cette phrase fait-elle écho à votre pièce ?
Romina Paula : Je crois que c'est une phrase qui fait écho à toutes les formes d'art, comme si la sublimation que l'art rendait possible aidait à comprendre quelque chose de ce que l'on nomme « la réalité ».
76, rue de la Roquette 75011 Paris