A partir de 14 ans.
Il y a dix ans, Tony est mort. Ted, Danny et Charlotte se retrouvent pour ce triste anniversaire, alors qu’ils tâchent, péniblement, d’entrer dans l’âge adulte. La mélancolie de leurs années d’excès se ravive ; drogue, alcool, sexe, ils ont tout fait, joyeusement, complètement, intensément. Maintenant ils sombrent, s’engloutissent, survivent à peine dans leurs vies étriquées, dans la violence du vide, dans ce Londres qui les a tant galvanisés et qui désormais les dévore. Alors, ils décident que ça ne peut plus durer.
Première pièce de la talentueuse slameuse et poétesse anglaise Kate Tempest, Fracassés tient de la tragédie antique autant que du morceau de rap. Gabriel Dufay en fait une adaptation théâtrale, chorégraphique, musicale, électrique. Parce qu’il faut, par tous les moyens, à corps perdus, re-poétiser le monde et y trouver une place.
Texte français Gabriel Dufay, Oona Spengler.
J’ai découvert Kate Tempest, poétesse et rappeuse anglaise, d’abord par sa musique (ses albums de rap/slam) et ses poèmes, porteurs d’une rare acuité sur notre époque. Puis, j’ai lu sa première pièce, Wasted, et ai été saisi par la puissance de ce texte qui se révèle un coup de maître, frappant par la singularité de son écriture, vive et percutante, imprégnée de la poésie et de la rythmique du rap. J’ai été également impressionné par la cohérence de l’oeuvre de Tempest - malgré son jeune âge - qui entre singulièrement en résonance avec nombre des préoccupations et inquiétudes de la jeune génération actuelle. Porté par la volonté de faire connaître au plus grand nombre la voix de Kate Tempest, sa colère et son tempérament d’artiste, j’ai aussitôt éprouvé la nécessité absolue de faire entendre cette pièce brû- lante, hurlante de vérité, au plus vite.
En effet, si la pièce de Kate Tempest est puissamment politique, en prise avec l’actualité la plus prégnante, elle offre aussi le portrait de trois paumés incertains, désenchantés, en mal de repères, et en quête éperdue de sens et d’épiphanies. Qu’il est étrange que cette pièce ait été écrite avant le Brexit, tant elle semble s’inscrire dans notre présent, notamment par la représen- tation de la jeunesse dévastée et les scénes de solitude en milieu urbain. Nous sommes donc face à un théâtre prémonitoire et cathartique, reflétant bien le chaos et la confusion de notre monde, qui réveille en nous l’envie de vivre et de se battre, envers et contre tout. Kate Tempest est une poétesse d’une grande envergure, mais aussi la chroniqueuse de notre époque à la langue incantatoire. Cette nouvelle écriture, avec sa langue percussive, au plus près du réel, avale tout sur son passage, telle une déferlante.
Le texte mêle slam, rap, poésie, scènes silencieuses suggestives et scènes dialoguées puissantes. C’est comme si l’énergie du rap et du hip-hop avait été appliquée au théâtre, avec un soin particulier porté sur l’oralité (tous les dialogues sonnent incroyablement « vrai »). Face à l’effondrement du monde et de ses valeurs, au terrorisme, aux catastrophes écologiques et aux prophéties apocalyptiques, Tempest choisit de répondre par le théâtre et d’emprunter le chemin de la tragédie pour nous montrer des perdants d’aujourd’hui et nous inviter à ne pas faire comme eux.
L’addiction est représentée dans sa réalité, comme une échappatoire et une impasse, satisfaisant pour un temps une soif légitime d’évasion mais précipitant par la suite une descente aux enfers.
Ted, Danny et Charlotte sont laissés pour compte, faisant face à leurs rêves qui partent en poussières, prisonniers des mensonges qu’ils se ra- content et du faux espoir de s’en sortir. Ils tournent en rond sans en avoir conscience. Le texte, en revanche, et Kate Tempest avec lui, nous invite à sortir de nos ornières. Tony, le grand absent du texte, est un mystère, le symbole d’une amitié ébréchée, de promesses qu’on s’était faites ; il évoque tout à la fois le temps qui passe et l’injonction de rester vivant, de résister, de se réveiller pour ne pas finir comme lui. Tempest ausculte le réel avec une rare acuité, redonne la parole à la jeunesse dans des dialogues criants de vérité. Comme dans un grand film de Mike Leigh ou de Ken Loach, nous sommes plongés au coeur d’une réalité sociale d’une violence inouïe, au sein d’une société qui devient irrespirable.
Les personnages-narrateurs (soit « tous les gens qui ont un jour ressenti ce que ressentent les personnages ») qui apparaissent dans le Choeur, im- pliquent le public et l’invitent à éradiquer la solitude que nous subissons, prisonniers de nos aliénations.
Comment survivre dans un paysage urbain gelé, dans une ville qu’on aime tout autant qu’on déteste ? Comment changer ce qui nous semble dysfonc- tionner dans nos vies et dans le monde tel qu’on le voit évoluer - ou disons plutôt dégringoler ? Comment retrouver le sens de la solidarité et réinven- ter des lendemains qui chantent ? Par les questions qui sont ici posées et qui viennent ébranler lecteurs, acteurs et spectateurs, par la place centrale du choeur, le théâtre regagne sa fonction antique qui est d’interroger la cité et de proposer aux spectateurs une catharsis nécessaire, en passant par une langue poétique, afin de transcender notre réalité quotidienne.
Fracassés est une grande pièce sur la vie, l’amour, le passage à l’âge adulte, les égarements existentiels et le sentiment d’avoir raté des opportunités, d’être passé à côté de sa vie. Kate Tempest est un nouveau nom de poète à célébrer, de vigie, prophétesse en son pays et dans les nôtres. Ses lumières éclairent nos ténèbres.
Fracassés est une pièce dont le propos résonne particulièrement avec ce que nous vivons tous aujourd’hui. Rêves fracassés, aliénation généralisée, solidarité ébréchée, nécessité de changer sans savoir comment faire... Ce texte a également bien des rapports avec la pièce À deux heures du matin de Falk Richter, que je vais monter en parallèle. Les deux spectacles for- meront pour moi un diptyque sur la modernité et sur la jeunesse, impré- gné d’une énergie électrique et d’une grande mélancolie, ainsi que d’un humour implacable. J’ai la volonté de mêler dans le spectacle musique, vidéo et danse dans un espace à la fois réaliste et onirique.
Le spectacle se situera à la croisée d’un concert de rap ou d’électro (la musique tellurique de Kate Tempest) et du théâtre, entre Sarah Kane et Samuel Beckett. Je veux aboutir à une forme théâtrale, chorégraphique et musicale, qui pose en creux cette question essentielle : Comment repoéti- ser le monde ? Comment le réinventer et y trouver sa place ?
Dans un monde à la dérive, trois jeunes gens amnésiques qui se sont vus grandir trop vite, trois écorchés vifs, trois oiseaux blessés – avec du plomb dans l’aile –, ont usé leurs forces et se retrouvent sur le rivage, face à leurs illusions perdues, avec la volonté d’en découdre et de changer quelque chose dans leurs vies. Les personnages vont être confrontés à des choix, car s’ils veulent « changer », ils vont devoir malgré tout trouver leur place dans ce monde, dans cette ville qu’ils rejettent.
La ville est partout dans cette pièce (les scènes se passent successivement dans un parc, dans un bar, dans un entrepôt et dans la rue), elle dévore tout ce qui bouge, comme une sorte de pieuvre aux tentacules infinies. Aussi, l’espace sera un cadre épuré, comme un carrefour, une interzone, symbolisant bien la croisée des chemins où se retrouvent les personnages, entre le monde de l’adolescence qu’ils voudraient voir prolongé et le monde des adultes qui les appelle et les menace.
Je suis très inspiré esthétiquement par les installations vidéo de Bill Vio- la, les photographies de Gregory Crewdson, et par les films de Michael Mann, captant des solitudes en milieu urbain. Un espace à la fois très brut (présence du bitume, de la rue, des bureaux) et très mystérieux (la ville la nuit et ses tonalités poétiques), avec des éléments du rêve et d’une nature qui grignote sur la ville, les personnages ayant constamment envie de s’évader, d’échapper à leur réalité.
Fracassés est un texte qui ne va jamais là où on l’attend, brassant tout un tas de thèmes contemporains, de préoccupations urgentes, qui concernent tout un chacun. C’est une partition rythmique et musicale avec crescendos, decrescendos, solos, parties chorales, accélérations, ralentis, monologues et dialogues visant à épuiser le monde. Aux scènes réalistes succèdent les scènes brechtiennes, avec un art de la rupture et du mélange des couleurs. J’ai choisi de monter cette pièce avec trois comédiens au jeu animal, viscé- ral. Car ce texte demande aux acteurs un engagement sans faille.
Chacun est ici prisonnier de sa solitude, comme un satellite en suspen- sion dans l’espace. Au désespoir d’une jeunesse délaissée, à qui on ne pro- pose aucune porte de sortie, répond la présence du Choeur (et donc d’une communauté réinventée, de la poésie, de la force abrasive du rap) dans la pièce. Tempest réussit à représenter les faiblesses mais aussi la force d’une génération, sans oublier de nous faire réfléchir sur un système que nous subissons et dont nous sommes pourtant tous les agents.
Non sans humour, l’auteur se pose en chroniqueuse des temps modernes traquant les dysfonctionnements de notre société et partant également à la recherche de l’absolu, armée du désir très légitime de faire exploser les prisons dans lesquelles nous nous enfermons sans nous en rendre compte. Elle observe l’humanité avec acuité mais non sans tendresse. Kate Tem- pest, avec ce texte explosif, incite à la réaction immédiate, à une insurrec- tion par la musique, la littérature, la poésie, l’art, l’engagement collectif («Wake up and Love more» est une des injonctions de notre poétesse).
Aussi j’imagine ce spectacle comme une tragédie musicale, tout aussi bien que chorégraphique, portée par des comédiens mettant en jeu leurs corps et portant haut la poésie et la rage salvatrice de Kate Tempest.
Gabriel Dufay
211, avenue Jean Jaurès 75019 Paris