C’est l’une des comédies les plus âpres de Molière, l’histoire d’un riche paysan qui possède tout ou presque et qui, en voulant toujours plus (la noblesse, et peut-être bien l’amour) finit par se retrouver dépossédé de tout. Car ni le titre de Monsieur de la Dandinière, ni le mariage qu’il contracte avec la belle Angélique, ne feront de George Dandin l’homme qu’il a toujours rêvé d’être.
Pourtant, durant les trois actes de la pièce, l’antihéros s’obstine et travaille ardemment à ce qu’il croit être la clef du bonheur.
« Ces efforts absurdes mènent au désastre, fait remarquer le metteur en scène Jacques Osinski, directeur du centre dramatique national de Grenoble. C’est d’ailleurs cette obstination, caractéristique des grands personnages de Molière, cette incapacité à faire avec la situation, qui le réduit à n’être plus rien ni personne aux yeux du monde. Malmené et humilié à plaisir, George Dandin n’est plus qu’un fantoche qui se raccroche à des mots que personne ne veut entendre. »
Un fantoche pathétique mais ô combien cocasse, qui déclenche un rire à la fois libérateur et cruel.
Ecrit pour le Grand Divertissement royal du 18 juillet 1668 célébrant la paix d’Aix‐la‐Chapelle, George Dandin fut créé en plein air, entrecoupé de danses de berger. Quatre mois plus tard, le texte était remonté au Palais‐Royal, cette fois sans les pastorales. La preuve était faite que la pièce, formidable dans son unité et sa construction, se suffisait à elle‐même. Les pastorales supprimées, il reste la noirceur d’une comédie où l’absence d’amour laisse les personnages face à eux‐mêmes et à leurs démons, une comédie qui semble nous dire que sans cet amour, si cruellement absent, la vie ne vaut d’être vécue. L’histoire du paysan qui, pour son malheur, épouse une femme de la petite noblesse a quelque chose de brutal. Cette noirceur de la comédie, cette âpreté, je la revendique. Commencée dans la journée, la pièce se termine au lever du jour suivant.
Tout se passe, selon le texte même, devant la maison de George Dandin. Cette maison, souveraine et inaccessible, Dandin n’y entre pas. Tout l’enjeu de la pièce est même pour lui de parvenir à y entrer. George Dandin raconte l’histoire d’un homme qui possédait tout et qui, en voulant plus (à savoir la noblesse et peut‐être bien l’amour) se retrouve dépossédé de tout. « Ma maison m’est effroyable maintenant et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin » s’écrie le paysan dès le début de la pièce.
Cette maison devenue « effroyable » sera au centre de la scénographie, du moins sa façade, hauteur imposante, inaccessible. Exclu de chez lui, Dandin se trouve face à une porte qui lui claque sans cesse au nez. En jouant Dandin, je pense aussi à toutes ces portes qui claquent dans les comédies ultérieures, celles de Feydeau, celles du théâtre de boulevard aussi. J’ai envie de m’amuser avec ces codes. Mais c’est bien de tristesse et de noirceur qu’il s’agit. Le monde s’agite, les portes claquent. On vit ou on fait semblant. Mais il y a peu d’espoir dans George Dandin. L’humain y est une mécanique sans sentiment.
Il n’y est question que d’apparences. D’une construction étonnamment moderne, la pièce marche droit au but, droit à la défaite de Dandin, le faisant narrateur de sa propre déconfiture (« George Dandin, George Dandin, vous m’avez fait une sottise la plus grande du monde… »). Limpide, l’intrigue ne s’égare jamais. Centrée sur la jalousie qui dévore le paysan, elle conte la triple défaite de Dandin. Par trois fois, il tente de se faire entendre. Par trois fois, tel un enfant qui demande la reconnaissance paternelle, il s’adresse inutilement aux Sotenville. Ces efforts absurdes mènent au désastre. George Dandin n’a personne d’autre à qui parler que lui‐même. Les autres sont des murs. Personne ne l’écoute.
Pourtant il s’obstine. C’est d’ailleurs sans doute cette obstination, caractéristique des grands personnages de Molière, cette incapacité à faire avec la situation, qui le réduit à n’être plus rien ni personne aux yeux du monde. Sa jalousie monstrueuse est l’expression de son incapacité à se faire reconnaître en tant qu’être humain. Malmené et humilié à plaisir, Dandin n’est plus qu’un fantoche qui se raccroche à des mots que personne ne veut entendre, déclenchant un rire à la fois libérateur et cruel. Nulle comédie sans doute n’a jamais si bien conté la violence des rapports de classe, les différences inconciliables.
Entre Dandin et les Sotenville, entre les Sotenville et Clitandre, il n’y a pas de pont. L’amour seul semblerait apte à résoudre les problèmes. Mais d’amour, il n’y a point. L’amour n’existe pas dans George Dandin sauf peut‐être ‐ paradoxe de Molière ! ‐ entre les deux personnages les plus affreux (les plus drôles aussi), les parents Sotenville. Aucun des personnages n’est sympathique. La comédie est brutale et efficace. Elle déclenche assurément les rires. Mais il viendra certainement à l’esprit de plus d’un spectateur le fameux mot de Musset : « lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer. »
Jacques Osinski
16, place Stalingrad 92150 Suresnes
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