La communication dans un monde globalisé
Les questions centrales posées dans la pièce
Le mouvement de la langue par Internet
Suite au succès de En attendant Godot en langue des signes, nous souhaitons poursuivre notre travail avec Invocation de Martin Heckmanns. Dans cette pièce, la communication dans un monde globalisé est le thème central.
Deux couples se rencontrent, se côtoient longuement. Chaque partenaire prend petit à petit conscience que sa relation conjugale reste superficielle et qu’il ne connaît pas réellement l'autre. Chaque couple se tourne alors vers l'autre à la recherche de ce qui lui manque et se retrouve comme dans un casting permanent devant l’autre couple, avec la peur d’être « coupé » comme le serait un programme télévisé. Dès qu’ils émettent l’envie de se rapprocher, leur moyen de communication se détruit.
C’est alors qu’ils essayent de parler avec quelqu’un d'inconnu comme lors d'une confession, mais cela n’aboutira à rien. Chacun étant rejeté, le spectacle acquiert une couleur tragicomique, renforcée par la présence permanente du groupe.
Les deux jeunes couples de la pièce ne désirent plus se retirer dans leur vie privée, mais au contraire, préfèrent s’afficher par l'utilisation d’Internet, place anonyme sans être anonyme (chat room). Cette situation fait écho à une certaine réalité de notre société occidentale. Le simple fait de se montrer pour être vu (renforcé par l’Internet), ne leur donne par contre pas le sentiment d’appartenir à quelque chose. C’est pour cela, qu'ils prennent très au sérieux le simple et naïf voeu de parler comme dans une confession par Internet. Ils y retrouvent une troisième instance, et ont le sentiment d'appartenir à un groupe, ce qui leur permet de retrouver une certaine intimité.
Pour la première fois, une pièce théâtrale va être jouée sur deux lieux en totale complémentarité. Plus précisément, deux comédiens seront connectés par Internet à deux autres, situés dans un autre théâtre. Dans chaque lieu, deux comédiens sont assis devant des ordinateurs, face à face, et essaient de communiquer et « de se joindre réellement » par l’image aux deux autres comédiens, qui sont projetés pour le public sur des écrans derrière eux. La pièce devient à la fois une vidéo performance interactive et un spectacle. L’absence physique des deux autres comédiens renforce le texte.
« Les gestes » des acteurs sont au centre de notre démarche artistique : enregistrés par une caméra pendant la représentation, un logiciel novateur (développé spécifiquement pour ce projet) déclenche automatiquement une traduction vidéo en langue des signes. Dès que les comédiens n’arrivent plus à communiquer verbalement, cette forme de communication commence.
La première partie du texte été présenté simultanément par deux comédiens à la Galerie Westgermany à Berlin et deux à Paris en décembre 2006.
Par la Cie La parole aux mains. Traduction de Anne Monfort.
Comment notre communication va t-elle changer avec l'utilisation d’Internet ? Est-ce que nous pouvons créer dans un monde globalisé un autre contact issu d'une foi naïve ? Cette foi est liée au besoin de se retrouver en communauté, sauf que cette dernière a perdu en importance. Nous ne trouvons plus nos propres mots.
L’auteur et le théâtre : la beauté d’une communication troublée
L’auteur Martin Heckmanns a reçu en 2002 le prix du meilleur jeune talent, qui est attribué par
le « Theater Heute », magazine critique allemand le plus influent. Nous avons réussi à obtenir
les droits de traduction de cet auteur, actuellement très sollicité en Allemagne.
Dans Invocation , Martin Heckmanns parle de la prise de contact et de « l’impossibilité » de
communiquer. « Rencontrons-nous, sommes-nous toujours ensemble ? » (Extrait de l’une
de ses pièces). C’est ce qui nous paraît être le thème principal de toute son écriture dramatique.
La langue de Martin Heckmanns
Les personnages de ses pièces sont préoccupés par les différentes possibilités de
communication et le positionnement envers la parole.
Chez lui, les personnages évoquent - à travers la parole - des possibilités qui ne sont jamais
réalisées. La quête d’une liberté et d’un nouvel ordre (créés par la langue) est occupée par la
parole dés que celle-ci apparaît.
L’action et la parole se détachent l’une de l’autre, déclenchant un esprit « comico-anarchique ».
En comparaison avec une pièce bien structurée et conforme aux normes, M. Heckmanns a pour but de déployer les problèmes et non de les résoudre. Comme chez Beckett, l’adresse au public pour conquérir son attention fait partie du jeu des comédiens. Entre les couples, l’existence « des autres » semble suffire à prouver sa propre existence. Si l’on poursuit le parallèle avec Beckett, ce dernier se contentait de mettre les personnages en scène par leur seule parole. M.Heckmanns va encore plus loin dans la mesure où ses personnages sont dans l’« autoreprésentation ». Les comédiens, déchirés entre l’« autoreprésentation » et le fait d’essayer de prier, brisent petità petit la structure de la parole.
La pièce : un requiem de représentation de soi même
Les personnages, en raison de leur manque de repères, luttent physiquement pour obtenir
l’attention et l’écoute du public. Poètes malgré eux, mal à l’aise et crispés, ils rament dans un
océan de phrases et de citations. Observer cet état est éprouvant, mais aussi comique et
euphorisant.
Par la parole, l’évolution des personnages est définie par avance. De cette destination, ils
essayent de s’échapper.
La pièce est une succession de paradoxes jusqu’à l’ultime contradiction : la langue est-elle à la fois le moteur de l’action et sa mort ? La parole empêche-t-elle aussi nos
propres possibilités ?
A propos de la mise en scène et de la dramaturgie.
Processus de travail - laboratoire I+II
Nous avons mis en place, jusqu’à la fin de l’année 2005, deux périodes de « laboratoire », en
France et en Allemagne, pendant lesquelles nous avons essayé différentes configurations.
La première période de laboratoire a eu lieu en août 2005, dans le cadre du festival Unmarked
Space, à Holnis, où deux comédiens français et deux comédiens allemands ont travaillé avec
Rolf Kasteleiner, metteur en scène et créateur pluridisciplinaire.
La période de laboratoire suivante s’est déroulée à l’automne 2005 au Théâtre Le Hublot à
Colombes où la Compagnie La Parole aux Mains était en résidence.
Chaque rencontre a donné lieu à une maquette.
L’idée principale est que le texte se détache des comédiens et crée un espace flottant entre
les personnages à la fois devant les ordinateurs et sur la vidéo.
Cela se traduit scéniquement par un espace- plateau constitué, cmme lors d’une exposition, par
des images des comédiens projetées sur écran. Un rôle dramaturgique supplémentaire est dévolu à la musique.
La scène en tant que lieu d’exhibition
L’espace d’exposition devient progressivement un champ d’« autoreprésentation » dans un lieu
préparé : une exposition des humains par la vidéo.
Dans chacun des lieux : deux comédiens sont assis, de part et d’autre de l’espace, devant des
ordinateurs. Au-dessus de cet espace et derrière chacun d’eux, il y a deux projections, sur deux
tableaux flottants. Chaque projection correspond à un des deux comédiens non physiquement
présent (situé sur l’autre lieu). L’image de chaque comédien, devant leur ordinateur, est
transmise par webcam et par Internet à l’autre lieu, où elle est également projetée.
L’image vidéo peut transmettre différentes formes de « représentation » des comédiens devant leurs ordinateurs : en direct par webcam (qui peut aussi traduire le texte en langue des signes). Ils peuvent jouer avec cette caméra pour leurs actions, comme une caméra de surveillance. Ils peuvent manipuler leur image dès qu’ils se mettent en action dans la salle. Ce ne sont plus seulement les quatre comédiens qui font le spectacle, mais aussi les deux écrans qui diffusent différentes images vidéos d’eux. Le public reste assis sur des bancs de part et d’autre de la scène, comme lors d’une cérémonie.
Musique / Son / Parole
Le détachement du corps du comédien avec « l’image de représentation » est un élément très
fort qui crée une distance avec notre communication quotidienne.
Le spectacle ressemble à une installation. Le spectateur ne sait plus si le comédien est en train
de parler ou de penser et doute de la provenance du texte : vient-il du comédien ou de
son « image portrait » par transmission vidéo ?
De plus, les monologues s’accompagnent d’un crescendo musical, ce qui donne une altération
supplémentaire.
Un autre portrait interactif du personnage réel par vidéo
La vidéo permet d’expérimenter des possibilités supplémentaires de mise en scène et d’ « auto
mise en scène ». Elle crée une image d’ombre ou un « film négatif » qui montre le vrai état
d’émotion des comédiens devant leurs ordinateurs. Après le jeu de « représentation » par
l’image, la solitude de chaque personnage apparaît sur l’écran.
Certaines courtes parties du texte des comédiens peuvent être traduites en lange des signes à travers un logiciel associé. C'est-à-dire que les écrans diffusent l’image d’un comédien dessiné ou virtuel qui « parle » une partie du texte de la pièce en langue des signes. Avec cette partie du texte simultanément en langue des signes, nous ne cherchons pas seulement à atteindre les personnes sourdes, mais nous voulons montrer une autre manière de parler qui donne l’impression qu’il est possible d’atteindre les autres. Ce que les personnages dans la pièce ne réussiront jamais.
La langue des signes - le point de rupture de la langue
Pour En attendant Godot, nous avions expérimenté la langue des signes de façon plutôt
traditionnelle, comme un moyen de communication, sur le plateau. L’insertion de la langue des
signes ne signifie pas une forme de kitsch socialisant mais plutôt un moyen de représentation
artistique et de questionnement sur l’acte de parole. La question de la véritable communication se pose : se produit-elle dans l’acte de parole ou en
dehors ? Quelle authenticité avons-nous dans la parole ? Que se passe-t-il au point de rupture de
la langue, aux transitions entre les différents niveaux de représentation ?
Langue des signes / performance / réalité
Le type de communication des malentendants peut se comparer à la forme de représentation de
la performance, qui revendique toujours l’authenticité. Les performers travaillent avec une
gestuelle et des expressions d’authenticité et ne peuvent pas se réfugier derrière un texte,
quelque soit sa forme, comme les entendants le font fréquemment avec l’acte de parole. On peut
ainsi dire que les sourds se trouvent dans une performance quotidienne, un « combat »
permanent pour « être compris ». Ce combat n’est d’ailleurs pas inconnu dans le monde
entendant, où la parole se perd de plus en plus.
Ainsi la spatialisation de la langue, c’est-à-dire la prise d’espace de la parole, permet à M. Heckmanns de se rapprocher d’un moyen de communication élémentaire des sourds : la langue des signes, comme la danse, leur permet d’occuper un espace. La représentation devient une performance.
La langue des signes nous attire car elle place chaque texte face à une résistance productrice, qui est un défi pour notre communication habituelle et pour le théâtre ; on se demande alors dans quelle mesure on atteint vraiment l’autre avec la « parole », dans quelle mesure on se comprend« vraiment ». La scène doit permettre de modifier notre expérience de la langue : elle ne commence pas par la parole, mais par l’utilisation de la parole.
Ces signes nous semblent familiers, mais leur signification isolée nous reste étrangère. La performance comme la danse permettent aux spectateurs de s’y plonger et de se confronter à leur langue habituelle, qui ouvre un nouvel espace : une autre possibilité de parler dans un monde de plus en plus abstrait, aux réalités diverses.
En même temps les comédiens peuvent développer leur propre langue des signes. Il s’agit ici d’une transmission des expériences avec les comédiens sourds dans la production d’En attendant Godot, aux comédiens qui entendent. Les comédiens apprennent des uns des autres et s’inventent leur propre communication. Cette expérience enrichie tout comédien, donne au jeu de scène de nouvelles expressions et permet de se rapprocher d’une performance.
Questions de foi en contradiction avec la philosophie de la parole
Le jeu des comédiens se trouve entre un certain excès et une recherche dans la méditation (par le
biais de prières) que décompose/ dissout petit à petit la parole.
Voici un des buts de ce spectacle : trouver des moments de méditation et de réflexion
personnelle dans une société totalement médiatisée, dans laquelle la communication est
mondialisée, globalisée et relativement artificielle. La réelle communication humaine se
retrouve de moins en moins en dehors du théâtre.
Les comédiens se retrouvent dans la recherche (et même dans la fuite) d’une rédemption inaccessible - une certaine délivrance -. Elle permet aux personnages de se retrouver. (Chaque forme de croyance est liée à la recherche d’une rédemption terrestre). Fuir la réalité donne ici un autre regard sur notre propre réalité, dans laquelle l’individualisation est devenue une impasse. La question actuelle de savoir "qu’est ce que la croyance" reste. Sigmund Freud pensait que la religion est une névrose collective.
« La religion, pour Freud, est un monde de faux désirs, qui peut être surmonté par la connaissance et la science. » pense Hans-Joachim Busch, sociologue de l’institut de Sigmund Freud. « Nous savons entre temps que les religions sont toujours activées et qu’elles s’adaptent parfaitement aux conditions de notre époque moderne. » Car l’homme a aujourd’hui besoin de la religion « en tant qu’aide pour s’orienter dans le monde. La religion n’est pas une illusion, mais plutôt une aide d’orientation » selon Hans-Joachim Busch.
Les psychologues disent qu’à travers la religion l’humain renonce à se poser des questions. Il s’agit ici de repousser le fait de devoir prendre des décisions. « La foi est une forme réduite de prise de conscience ; de capacité d’agir autonome. Une régression dans la phase d’enfance » explique Hans-Joachim Busch. Celui qui perd la possibilité de prendre des décisions, recours à la foi.
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