Présentation
Luvre à faire
Quelques mots d'Arnaud Churin
Extraits de la réponse d'Henry Miller à qui
Fernand Léger a envoyé un exemplaire du Cirque
Le Cirque, extraits
La vie fait l'oeuvre de
Fernand Léger, extraits
"Luvre dart reste pour les sensibles, cest leur revanche sur les intelligents. Il y a, entre lartiste qui crée et lamateur qui apprécie, un lien, une atmosphère délicate qui est irremplaçable, qui est le véhicule des grandes amitiés qui nous entourent. On nexplique pas cela, et cest justement cette enveloppe assez mystérieuse qui permet la durée et ladmiration par les hommes dautres générations." Fernand Léger, Le mur, larchitecte, le peintre, in Fonctions de la peinture, Folio Essai
Bien souvent, lorsque les grands artistes parlent de leur travail, on est en présence dune pensée et dun artisanat : de problème très concret et de fulgurance intellectuelle. Pensons à Van Gogh, à Cézanne, à Léger, à Glenn Gould, à Jean-Luc Godard...
Cest le rapport dune uvre au travail, dune pensée sans la glose.
Loccasion est présentée de parler de luvre dans cette approche concrète aujourdhui où luvre dans sa pérennité nest plus un souci partagé. La rencontre de tels textes peut être pour des jeunes acteurs, très forte. Cest pourquoi je sollicite deux écoles : lÉcole des Teintureries à Lausanne, lécole de Cannes.
Nous ouvrirons avec Fernand Léger, nous finirons avec Gilles Deleuze dont les dialogues sont un art très singulier placé sous le signe du charme. Gageons que ce sera simple, simplement vivant.
J.-M. H.
Le choix de ces deux textes, Le Cirque extrait de Fonctions de la peinture, et La vie
fait l'oeuvre de Fernand Léger extrait de l'Intérieur de l'Art, entretien avec Dora
Vallier, n'est, paradoxalement, pas un choix...
Il y a 10 ans, j'étais au lycée à Alençon en Normandie dans l'Orne, quand mon
professeur de philosophie m'a donné un exemplaire de l'Intérieur de l'Art.
Et je suis tombé littéralement sur ce texte... voilà, - enfin ! - un artiste qui dit
que "ce" n'est pas une tare, que "ce" n'est pas un empêchement
quelconque - au contraire ! -, que "cela" donne une brutalité dans la vision du
monde, que "ce quelque chose" est une particularité qu'il convient de
revendiquer : la "Normanditude".
J'étais au lycée, je voulais faire du théâtre, et ce texte, cet entretien recueilli
par Dora Vallier me donnait - à moi le jeune lycéen qui n'étais pas issu d'un milieu
d'artistes - le droit, et l'exigence d'être un artiste. Cet Intérieur de l'Art, devenait
pour moi l'intérieur de l'art du comédien. (...)
(...) Et je tombe littéralement - et une deuxième fois - sur ce texte... Le Cirque est
une chose immédiate, qui possède une virtuosité dans le "dire", qui est un
bombardement d'images. Il me semble être écrit comme un rap. Voilà quelque chose qui
est dans l'époque, qui interroge la manière de dire.
Le projet du spectacle s'inscrit dès lors dans la même démarche que celle de Léger :
l'ouverture. Prendre un texte qui n'est pas du théâtre, le porter à la scène dans une
forme qui est celle du comédien, mais qui n'est pas strictement théâtrale.
Extraits de la réponse d'Henry Miller à qui Fernand Léger a envoyé un exemplaire du Cirque
Votre "Cirque" est arrivé l'autre jour - un évènement dans ma vie ! Je ne
sais pas comment exprimer la joie que j'ai eue en tournant des pages de ce grand livre -
un album de puissance et de liberté d'expression. Si l'oeuvre d'un autre peut nous
libérer, la vôtre a fait cela pour moi. (...)
(...) N'étant pas écrivain, j'apprécie le courage et la sincérité que vous avez
montrés en faisant cette tâche. Rien ne vous a échappé. Vos lignes sont aussi simples
et directes que votre regard. Jétais plein de joie en lisant vos pages sur le grand
cirque de Barnum et Bailey à Madison Square - où j'ai vu la première fois les
acrobates, les clowns, les équestriennes, les saltimbanques - et en même temps, même
lieu, le grand idole de ma jeunesse - Buffalo Bill avec ses Indiens. Vous avez recréé
cette atmosphère, cette ambiance, avec une fidélité poétique. Jusqu'à la description
de la lumière, le son du tambour, les couleurs et les visages de la foule. Bravo ! Et
merci ! (...)
Voilà mes sentiments enthousiasmés !
Passez les vacances avec les mêmes gens. Ils sont à deux cents kilomètres, ils ont changé de pantalon, c'est tout. Prenez donc votre vélo, arrêtez-vous un peu. Tournez à droite, enfoncez-vous dans le chemin vicinal, touchez les habitants, ce sont des gens comme vous et moi, aussi malins que vous, plus que vous, mais autrement. La terre est ronde. Pas besoin d'aller en Chine. Ne vous figurez pas trouver une génération de paysans à quatre pattes. Fini.
Puisque la terre est ronde, comment voulez-vous jouer au carré ?
Depuis la tête d'un homme et le corps d'une femme et la forme d'un arbre qui s'inscrivent
dans un jeu de courbes, depuis le cerceau qui roule sur le trottoir et la roue que
l'ouvrier tient sur son épaule et la tarte sur la tête du petit pâtissier, nous courons
l'aventure fabuleuse du cercle gagnant à la loterie du coin.
Allez au cirque. Rien n'est aussi rond que le cirque. C'est une énorme cuvette dans
laquelle se développent des formes circulaires. Ca n'arrête pas, tout s'enchaîne. La
piste domine, commande, absorbe. Le public est le décor mobile, il bouge avec l'action
sur la piste. Les figures s'élèvent, s'abaissent, crient, rient. Le cheval tourne,
l'acrobate bouge, l'ours passe dans son cerceau, et le jongleur lance ses anneaux dans
l'espace. Un cirque est un roulement de masses, de gens, d'animaux et d'objets. L'angle
ingrat et sec s'y comporte mal.
Allez au cirque. Vous quittez vos rectangles, vos fenêtres géométriques, et vous allez
au pays des cercles en action.
C'est si humain de casser les limites, de s'agrandir, de pousser vers la liberté.
Un chêne que l'on peut détruire en vingt secondes met un siècle à repousser. Les
oiseaux sont toujours merveilleusement habillés, le progrès est un mot dénué de sens,
et une vache qui nourrit le monde fera toujours trois kilomètres à l'heure.
La vie fait l'oeuvre de Fernand Léger, extraits
J'ai été très mauvais élève. On m'avait mis dans un collège de curés. Là j'avais fait des caricatures de mes professeurs et même des dessins obscènes. Je faisais aussi des sculptures sur des marrons, mais je ne pouvais pas supporter le collège, et les curés un jour m'ont mis à la porte. Ma mère a failli en mourir. C'était une pauvre bigote écrasée par mon père. Et mon père, mon père était une brute magnifique. Il a tué deux hommes en se battant. Sa mort, du reste, éclaire bien son caractère. Il est mort jeune, il avait quarante-deux ans. C'était un éleveur de boeufs, n'est-ce pas ? Il était couché avec une phlébite qui l'obligeait à rester immobile. Mais voilà qu'il entend ses bêtes passer sous la fenêtre pour aller à l'abattoir, à la Villette. Il n'a pu tenir. Il a voulu les voir. Il s'est levé et il est mort. Moi alors j'étais très brut, à l'état brut.
Seulement quand j'ai bien tenu le volume, comme je le voulais, j'ai commencé à placer les couleurs. Mais cela a été dur ! Combien de toiles j'ai détruit... J'aurais aimé les revoir aujourd'hui... J'étais sensible à la couleur, je voulais la placer dans les volumes. Je travaillais beaucoup. Des "ça y est !", je me disais. Je me couchais tranquille, puis le lendemain avec un jugement plus froid, pan ! je retombais dans le gris. Finalement, je me suis tiré d'affaire en 1917 dans la Partie de cartes, le premier tableau où j'ai délibérément pris mon sujet dans l'époque. Je le travaillais, je me souviens, à l'hôpital où je me trouvais parce que j'avais été gazé. Je m'en suis tiré avec le gaz aussi. "Je ne veux pas me laisser faire", je me disais, eh bien, je n'ai gardé aucune trace... Après, à mon retour à Paris, en 1918-1919, j'ai fait les toiles de ce qu'on a appelé "la période mécanique".
De cette "période mécanique", Léonce Rosenberg, qui était mon marchand, n'a rien pu vendre, pendant deux ans, alors que les mandolines des cubistes partaient. (...) Alors un jour qu'il était venu me voir, je n'en pouvais plus et je lui dis : "Voulez-vous que je déchire le contrat ? - Laissez-moi réfléchir vingt-quatre heures, dit Léonce et le lendemain il avait pris sa décision : "je tiendrai", m'annonça-t-il. Et il a tenu. Sept ans plus tard, toute la "période mécanique" a été vendue... (...) on sortait de l'impressionnisme, tout était douceur encore, et forcément il y avait de l'acharnement brut contre moi. Mais je n'ai pas cédé. Je ne peux pas céder. Je ne suis pas un homme habile. Je me souviens, quand j'ai apporté à Rosenberg la Lecture j'étais à court d'argent. Il a regardé le tableau et il m'a dit : "Mais la femme n'a pas de cheveux ! Sois quand même raisonnable, mets-lui-en un peu. Elle a l'air écorchée, c'est désagréable à voir", et il insistait. Mais moi, vraiment, avec la meilleure volonté je ne pouvais pas mettre de cheveux à la femme. Je ne pouvais pas. A l'endroit où était sa tête, j'avais besoin d'une forme ronde et nette. Je ne le faisais pas exprès : je ne pouvais pas mettre de cheveux.
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