Un homme, veuf depuis deux mois, propose dans sa conférence de rendre vie à l'Art de la Conversation, selon lui gravement menacé. Qu'il se présente comme un personnage risible autant que pathétique, que son deuil le détourne constamment de son sujet, que son projet soit chimérique et son discours déraisonnable, qu'importe. Ce qui compte, c'est son goût immodéré des principes qui régissent la Conversation et la vigilance qu'il porte aux périls qui compromettent sa pratique.
Tour à tour mordant, sarcastique, grandiloquent, mégalomane ou tendre, il va prononcer un requiem ponctué d'axiomes où la disparition de son épouse et la mort de la Conversation se mêleront de très étrange manière.
Il arrive qu'une voix rencontre un texte. C'est de l'ordre du miracle, inexplicable et évident. Cette évidence m'a saisie lorsque j'ai entendu Roland Bertin lire La Conférence de Cintegabelle entre tragique et dérision. Qu'il ait accepté de l'interpréter m'enchante, que de surcroît, Jean-Yves Lazennec le mette en scène ne fait qu'ajouter du bonheur au bonheur. Deux mots peut-être du texte : un conférencier fait un éloge de la Conversation (dont il constate la ruine), tantôt touchant, tantôt grotesque, mais toujours convaincu et drôle à son insu.
Lydie Salvayre
On le sait désormais : plus on communique moins on se parle. Voici que Lydie Salvayre, via son comparse conférencier, s'empare de la question et y répond à sa manière, drôle, incisive, inquiète et éclatante. Il y a une jubilation particulière dans cette conférence qui n'est rien moins qu'amoureuse de la langue et du genre humain. Une jubilation qui associe le geste humaniste et subversif d'un Diderot, et le sens commun souvent pathétique du café du commerce.
Jean-Yves Lazennec
(...) Mais foin des états d'âme ! Assez parlé de moi !
Dans la conversation, la politesse finit
Là où la méchanceté commence.
Nota bene : Une colère contre un méchant ou un imbécile ne doit jamais dépasser plus de trois minutes. Au-delà, elle fait de vous, à votre tour, un imbécile, ou un méchant. Le problème se pose différemment si votre colère doit affronter des méchants groupés à des imbéciles, ce qui constitue en somme, une nation. Nous n'avons pas étudié, dans pareil cas, le temps de colère utile. Nous indiquons simplement que la dernière colère historique en date face aux méchants-imbéciles organisés en groupes armés dura du 18 juin 1940 au 7 mai 1945, soit près de cinq ans.
Nous sommes fondés à croire que la prochaine, qui ne saurait tarder, ne dure davantage. On dit toujours çà : qui ne saurait tarder. Et si la prochaine avait lieu dans un siècle ? ça m'embêterait beaucoup. De mourir sans que les méchants aient reçu leur raclée. Tout du moins une petite.
Question : Faut-il, par temps de paix, interdire la parole des porcs, comme certains ardents le préconisent ? La question depuis des siècles demeure irrésolue. J'estime pour ma part, que cela ne servirait à rien qu'à nous salir.
(…) je m'apprêtais mentalement à transiter vers la cinquième condition :
L'enjouement.
Car vous l'aurez compris, l'enjouement est notre habit de soirée. Notre élégance. Notre morale.
Mais j'entends déjà les reproches des grincheux. L'enjouement ! Quand son épouse repose in terra depuis à peine soixante jours ! Quand les nouvelles du monde sont à ce point morfondantes ! Quand un Tchernobyl planétaire nous pend au nez ! Quand se prépare, si le racisme fait le chemin qu'on lui prévoit, quand se prépare un carnage général !
Eh bien, oui. Nous sommes au regret de vous le confirmer, nous saurons demeurer, en dépit de nos affres, des hommes enjoués.
Je préfère hurler dans ma chambre. Avec la radio allumée. Parce qu'il m'arrive voyez-vous depuis que ma Lucienne est partie, de hurler. Il m'arrive d'avoir peur la nuit, sans elle, dans qui je me blottissais, je dis dans à dessein, car du temps de sa pleine santé, du temps de sa pétulance, elle m'agrippait d'une main impérieuse, me prenait entre ses bras énormes et me plaquait contre son ventre immense. Je me sentais alors cerné de toute part par ses chairs parfumées, j'ai bien dit parfumées et je maintiens ce mot, m'étant depuis longtemps affranchi des stupides préjugés olfactifs qui nous privent des plus capiteuses fragrances, je me sentais cerné, disais-je, par ses chairs qui sentaient fort la pisse, paisible entre ses plis, noyé dans ses moiteurs, consolé, béat, tout petit. Pour un peu je me serais mis à baver comme un bébé. Je crois du reste que cela m'arriva. Pipi jamais, je le précise. Mais aujourd'hui qu'elle n'est plus là, j'ai peur. Peur de ce monde qui va buter tout droit contre un mur si je le quitte du regard. Alors je garde les yeux ouverts jusqu'à me faire mal et souris pour amadouer le désastre.
Garder les yeux ouverts coûte que coûte, et faire des grâces au néant, telles sont mes petites gymnastiques, et je puis vous assurer qu'elles me musclent l'âme, vachement.
La Conférence de Cintegabelle, version pour la scène
2, rue Edouard Poisson 93304 Aubervilliers
Voiture : par la Porte d'Aubervilliers ou de La Villette - puis direction Aubervilliers centre
Navette retour : le Théâtre de la Commune met à votre disposition une navette retour gratuite du mardi au samedi - dans la limite des places disponibles. Elle dessert les stations Porte de la Villette, Stalingrad, Gare de l'Est et Châtelet.