Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, après, moi, sans mon squelette ?
Couronné de Molières, du Grand Prix de l’Académie Française, du prix des Poètes ou de la SACD, Roland Dubillard signe à l’automne 2011 son plus mauvais coup : l’auteur des Diablogues meurt le 14 décembre. Quelques mois plus tôt, du vivant du bonhomme, Anne-Laure Liégeois avait choisi de mettre en scène La Maison d’os. Pierre Richard acceptait le rôle monstre du Maître. Et Jean-Michel Ribes programmait la pièce au Rond-Point, dix ans après le festival qui lui avait été consacré.
Pleine comme un oeuf, La Maison d’os est un corps humain habité de frémissements, d’inquiétudes et de fêtes. Des mots, balancés comme des balles, repris, échangés, qui filent comme des étoiles dans des courants d’air frais. Ça vivifie. Tout un monde habité par un homme, le Maître. Lui-même habité par un monde.
Plus qu’une oeuvre, La Maison d’os est un rêve à traverser, une expérience de féerie théâtrale. C’est un corps de théâtre explosé de tours de magie, d’explosions du langage qui consolent du monde inexplicable. En 1962, après Naïves hirondelles et Amédée, Dubillard signe une oeuvre à mille entrées, pleine de portes, d’alcôves, de canalisations, et de génie.
Anne-Laure Liégeois sait créer un monde miroir, hilarant et secouant, en phase avec les vivants chahutés par les catastrophes d’aujourd’hui. Récemment à la Comédie-Française, elle mettait en scène Une puce, épargnez-la de Naomi Wallace. Elle agitait la saison dernière, au Rond-Point, l’univers de la bureaucratie poisseuse avec Débrayage de Rémi De Vos et L’Augmentation de Georges Perec.
Présents alors dans ces deux propositions, Anne Girouard et Olivier Dutilloy rejoignent les Valets de La Maison d’os. Anne-Laure Liégeois s’engouffre avec bonheur dans l’oeuvre fleuve, noire et lumineuse de Dubillard, auteur comique aux pièces remuantes.
Le projet de La Maison d’os est né du vivant de Roland Dubillard, comment avezvous découvert ce texte ?
En juillet 2011, suite à l'invitation de Jean-Michel Ribes (…), j’ai relu Roland Dubillard. La Maison d’os n’était plus éditée mais j’ai persévéré, et quand je l’ai enfin trouvée et lue, c’était évident... J’avais le sentiment de devoir faire vite, c’était maintenant qu’il fallait mettre en scène La Maison d’os, parce que ça n’était pas pensable qu’un tel texte ne soit pas joué, parce qu’il fallait qu’on entende Dubillard, qu’on entende vite ces mots-là qui disaient la fin débridée et folle d’un corps. La fin d’une histoire. Vite faire ce « Dubillard là », une nécessité pour que vive encore le poète. Et puis après, il est mort et je ne l’ai pas rencontré, je crois que j’en garderai une sincère blessure. Pour avoir partagé des heures et des heures avec Perec, avoir mis ses mots dans nos bouches, et n’avoir jamais senti son souffle, le vrai, je sais comme il est triste aussi parfois de travailler avec un auteur qui pourrait être encore vivant.
Comment Dubillard s’est-il imposé à vous après Perec, De Vos, Marlowe, Webster ou Wallace ?
Avant toute chose, le texte s’est imposé parce que toutes les grandes écritures s’imposent, parce que le poète s’impose au théâtre. Et puis aussi, parce qu’il y a des réflexions communes aux oeuvres de ces auteurs cités et à cette « maison d’os », des réflexions sur le pouvoir et la mort. Et comme il y est aussi un peu et même beaucoup question d’amour (avec cette Edmée dont la disparition laisse dans cet insurmontable abandon) je pouvais retrouver mes thèmes de prédilection. Les trois sommets de la pyramide : amour/pouvoir/mort. Dans L’Augmentation et Débrayage se débattent aussi des patrons et des employés ; ici comme chez Perec les choses sont dites dans un éclat de rire, une féérie de mots, une fête de la langue ; ici comme chez De Vos l’heure y est grave mais faite de minutes passées dans un semblant de légèreté. Il est question dans La Maison d’os de grand corps pourrissant allègrement, de monde touchant à sa fin comme dans La Duchesse de Malfi de Webster, Edouard II de Marlowe ou La Puce de Wallace. Se pose ici encore la question de la mort et du monde à vivre après la disparition ! La Maison d’os s’est imposée parce qu’on sent dans tout le texte une sincère empathie de l’auteur avec le monde des « frères humains qui après nous vivez », qu’en le lisant, une fois encore j’ai pu me réciter Villon. Ici aussi tout est dit avec élégance, humour, avec le profond sourire mélancolique et doux de la Joconde.
C’est une oeuvre multiforme, pleine de figures, de passages, de lieux... Mais raconte-elle une histoire ?
Il y a le crâne de Yorik, des servantes à lumières à main, des pendules à secondes, des cierges à foison, des sols poisseux de confettis et de bière, des encensoirs, un bain fumant, peut-être aussi un raton-laveur, des terrains de jeu ! Et circulant dans cet espace de poussière qui oscille entre réel et irréel, il y a un maître, comme un grand corps qui se contemple et ses quatre vingts valets, comme ses membres débridés, ses cellules devenues folles ! Une maison grande comme un château, un corps grand comme une maison, des personnages qui surgissent du néant et y retournent aussi vite ; on ne sait plus où on est, en haut, en bas, sur terre, déjà en enfer ou au paradis, dedans, dehors... On ne sait plus si celui qu’on a croisé au détour d’un couloir est le même que celui qui met la terre en pot et règle les pendules, si celui qui danse sous la gouttière est le même que celui qui règle l’harmonium. C’est une oeuvre folle qui raconte l’histoire d’un homme qui veut contempler le monde depuis le haut, hors de lui-même qui veut savoir ce que devient son corps quand il n’est que pur esprit. Qui veut qu’on l’aide à se souvenir mais de quoi ? De ce qu’est « être ». Qui veut être en soi, à soi, avant de disparaître. Qui serré de près par un médecin et un prêtre, se demande ce qu’il fait là et ce qu’il ne fera plus là. C’est l’aventure d’un homme qui est là, qui meurt, mais qui reste, peut-être parce qu’il n’est pas fait des douze coups de minuit, parce qu’il attend que résonnent toujours ceux qui chanteront son accomplissement ; c’est l’aventure d’un homme qui débarassé de ses murs faits des regards médusés des autres, n’est plus qu’une petite bille de beurre qui jaillit par la plus petite des fentes. C’est l’histoire de tous ses membres, de toutes les cellules qui le composent, qui continuent à faire une sacrée fête quand leur m(être) est parti ; l’histoire, les histoires de servants qui doivent, comme leur fonction le leur impose, s’effacer, se débarasser de leur âme comme de leur odeur quand ils entrent au service du patron, qui tels des souris dansent quand le chat a quitté les lieux, tels des fourmis tracent des chemins infinis, tels des cafards grouillent et créent ainsi le mouvement. C’est toute l’histoire d’une pétrification qui finira en feux d’artifice. C’est un parcours vers l’admission joyeuse de sa fin et de sa survivance. C’est la plus intime des aventures, celle de soi avec soi. La compréhension de sa réalité. C’est l’histoire heure après heure d’une recherche sur l’âme et/ou le corps. C’est toute cette histoire. C’est aussi simple et évident que la poésie quand elle est inévitablement belle.
La Maison d’os, c’est le portrait d’un homme, d’un fou, d’un roi ou d’un vieillard ? Qui est-il pour vous, le Maître ?
Le Maître c’est celui qui veut savoir avant de partir, qui veut savoir comment sera le monde sans soi, quel portrait on a du monde, quelle carte topographique apparaît de soi quand son corps s’élève au dessus de sa maison, ce qui reste de soi et du monde quand on ne lui appartient plus, ce que devient le théâtre quand on l’a quitté et que ne brûle plus que la servante. Il veut savoir ce qu’est le théâtre puisque le théâtre est le monde qui s’étale devant nous, auquel on participe sans y appartenir, puisque le théâtre est ce qu’il lui permet d’être « en creux », ce qui lui permet d’être à lui qui en soi n’est pas puisqu’il n’a pas grandi dans le regard aimant de ceux qui l’ont mis dans le monde ; il est celui qui veut encore longtemps faire rouler le monde dans sa main, comme les cailloux qu’il entrechoque et fait se caresser au creux de sa paume, celui qui se lève de sa chaise roulante et danse, celui qui aimerait que sa femme ne soit plus cette bûche qui a cessé d’être. C’est un homme formidable, de « formidabilis » : redoutable, bon et méchant comme ses valets sont « formidabilis » parce que bons et méchants, tous humains, tous appartenant au grand Tout, au grand Lui, le Maître... C’est un homme, un vieillard, un roi, un qui touche à l’éternité. Et aussi qui en revient !
Pour ce projet, Pierre Richard rejoint des comédiens avec qui vous avez l’habitude de travailler, comment s’est passé cette rencontre ?
Le projet tient au désir du texte, au désir de vivre des aventures avec des comédiens, ceux avec lesquels, formidables drôles, généreux, éclatants avec lesquels j’aime depuis toujours et pour toujours travailler, ceux que chaque projet me donne la joie de rencontrer. Je cherche quel sont les comédiens les plus justes pour être des drôles de fous de valets, et quel est le Maître exact ! Et c’est Pierre Richard le Maître exact. Il est le plus juste car il existe au delà des personnages qu’il a interprétés, il est en soi. Il est une langue à lui tout seul, une poésie. Avec grâce et élégance, et évidemment l’humour tendre qu’on lui connaît, il dit la gravité, le poids du monde. Les souvenirs de cinéma qu’il raconte avec l’oeil qui frise, disent le temps qui passe et posent la question de la résolution de la fin. Son corps a une langue, sa voix aussi. Et Anne Girouard, Olivier Dutilloy, Sébastien Bravard, Sharif Andoura, parlent la même langue. Une langue de chair et de rire, une langue qui sait donner de la poésie aux mots. Prenez Pierre Richard et cherchez quelle est sa musique, sa couleur, vous savez les inventer. Il est lumière et musique ! C’est clair et c’est beau ! Et ça n’est pas si souvent. Vraiment, ça va être une sacrée fête ! Tous les cinq, ils sont les mots de Dubillard. Il y aura aussi tous ceux sans mots, “les obscures, les sans grades”, les valets de corps, qui donneront au plateau sa vibration. Ceux qui passeront avec le bidon de javel ou la cireuse grinçante, le poulet au cresson ou les poireaux vinaigrette, l’humérus ou le cubitus, la masse insinuante des laborieux, comédiens-amateurs de Rang L Fauteuil 14 qui depuis plusieurs mois s’adonnent à l’écriture de Dubillard. Ils feront frémir la nuit comme « le poisson vivant est saisi par l’huile chaude ».
Propos recueillis par Pierre Notte, décembre 2012.
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