Le Projet
Les récits
Projet d'écriture scénique
sous la réalisation de Gilberte Tsaï
Ayant toujours fait du théâtre sans utiliser le répertoire, j'ai orienté mon travail autour de pôles où venaient s'agréger récits et fragments, procédant la plupart du temps par montages, l'enchaînement dramatique se faisant à partir du matériau rassemblé.
Cette fois le pôle auquel je souhaite donner consistance est celui de l'individu singulier tel qu'on le voit naître et se former au XVIIIe siècle : non la figure qui sera celle du citoyen mais cette personne qui se dessine entre la naissance du journal intime, la correspondance, et aussi à travers ce peuple qui apparaît dans les archives au moment des procès-verbaux.
Tandis que dans le jeu de masques du " vrai " théâtre, les rôles semblent bien attribués (du maître au valet, de l'amant à la maîtresse), même si toute l'action semble reposer sur une confusion possible, c'est un tout autre monde que l'on voit percer dans la littérature comme hors d'elle et peut-être surtout hors d'elle.
Sortir des rôles pour entrer dans l'épaisseur de l'expérience, à partir des balbutiements où celle-ci se dit et se découvre, tel serait le but du spectacle :
Un autre XVIIIe siècle par conséquent, plus populaire et plus intime, déployant une gamme humaine allant de la délinquance à la solitude et fondée sur la singularité des êtres et des récits.
Ceci pour dire d'abord que toute époque nous lègue un chantier, avant d'être un patrimoine. Pas seulement par l'interprétation, mais aussi en déplaçant l'angle de la représentation et en faisant entrer en scène une réalité que le théâtre du temps contourna.
J'ai demandé à Arlette Farge de rassembler des récits à partir des archives judiciaires du XVIIIe siècle, qui constituent le matériau de base de son travail d'historienne.
Devenus archives, les fragments recueillis par Arlette Farge ont d'abord été des paroles échangées à l'occasion d'incidents quotidiens. Grands et petits drames où l'espace social se révèle en se déchirant. S'ils ne sont pas tous pures tragédies, ces incidents montrent comment chacun alors bricolait son existence au sein d'un monde à la violence toujours latente.
Ces narrations plaintives ou stupéfaites provoquent quantité d'effets, d'appels, notamment visuels. L'archive de police est extrêmement descriptive : l'inspecteur note avec minutie l'appartement saccagé, le préposé au greffe dépeint les objets volés. Il en résulte de longues listes où, à travers ce qu'Arlette Farge appelle " le cours ordinaire des choses " vient se former une sorte de tableau vivant.
La littérature et le théâtre du XVIIIe siècle ignorent pour l'essentiel ce monde si quotidien aux couleurs brutales.
Pourtant, quelques années avant la révolution, l'écrivain Louis-Sébastien Mercier sillonne les rues de Paris avec son carnet de notes. De ses observations, de ses réflexions il fera un ouvrage en douze volumes Le tableau de Paris document unique sur le Paris de l'époque. Les méthodes d'investigation de Mercier ne sont évidemment pas celles des historiens modernes et les archives sur lesquelles travaille justement Arlette Farge ne lui sont pas accessibles, ce qu'il regrette d'ailleurs :
" Je ne voudrais pas être lieutenant de police ; mais si je pouvais savoir la moitié de ce qu'il sait, suivre la moitié de ce qu'il voit, assister à plusieurs de ses opérations, comme je serais plus avancé dans la connaissance du cœur de l'homme, et combien mes opuscules y gagneraient ! "
Mais à travers la singularité de son regard, Mercier ouvre un champ d'études absolument nouveau, la vie quotidienne, que les historiens ne commenceront à explorer que près de deux siècles plus tard.
Dans le spectacle nous ferons entre autres se croiser les écrits d'Arlette Farge et différents textes du XVIIIe siècle. Formé d'archipels de paroles, le spectacle tentera d'une part de donner corps à une émotion qui est celle de l'Histoire s'écrivant à vif dans le corps des sujets, d'autre part tentera une nouvelle forme de relation entre le théâtre et le travail de l'historien.
Gilberte Tsaï
Il s'agit d'une approche sensuelle et spécifique du XVIIIe siècle, vue à travers les archives de police qui permettent de mieux comprendre la vie effervescente, précaire et mouvementée du quotidien.
Il s'agit d'entrer dans l'épaisseur de l'expérience, au ras des paroles tenues au XVIIIe siècle par des gens de peu, afin de faire apparaître une humanité faite d'individus distincts et menant une aventure collective très forte.
Ce sera donc un XVIIIe siècle populaire et intime, traversé par la pensée aiguë de tous ceux qui y vécurent dans les classes les plus pauvres. Ce pourra être le hors-champ du discours habituel fait d'émotion et d'intelligence.
On s'appuiera à la fois sur une narration de l'histoire (telle que j'aime la pratiquer dans mes ouvrages) spécifique, assez littéraire, mise en relation avec des fragments d'archives issus de scènes judiciaires. Priorité est donnée à une façon particulière d'entrer sur scène en entrant dans les demeures vives de l'histoire, où se réintroduisent des existences qui ne sont pas anecdotiques. Ces scènes sont des tableaux de paroles et d'événements qui déclinent l'ensemble des contraintes et des déchirements subis à l'occasion d'incidents ou de grands événements (cela peut aller de l'attentat de Damiens contre Louis XV en 1757 à une rixe en pleine rue).
Tout le projet est tendu par une mise en scène et sur une écriture qui veut échapper aux contraintes de la narration continue, mais vise en même temps à dresser un paysage extrêmement fort et impliqué des gens d'autrefois. Voici le peuple en son intégrité : il pense, donne ses avis sur ce qu'il subit, connaît la violence mais aussi la solidarité. Sa vie quotidienne est articulée sur son appartenance à la dimension collective et à sa compétence pour envisager celle-là.
Les travaux que j'ai pu accomplir jusqu'ici m'ont à la fois permis de travailler sur la famille, la femme, la sexualité ainsi que sur les formes de l'opinion publique à Paris au XVIIIe siècle. Par ailleurs ayant écrit en commun avec Michel Foucault sur les familles populaires au XVIIe siècle, j'ai appris de lui l'esthétique et la vibration des formes d'émotion ressenties à la lecture des archives, ce que j'aimerais beaucoup réintroduire sur scène.
Gilberte Tsaï a pris l'initiative de me contacter, appréciant cette façon historique de vivre entre les gens, leurs objets, leur travail, mais aussi leurs bonheurs attendus et la dimension tragique de leur existence.
Arlette Farge
63, rue Victor Hugo 93100 Montreuil