Présentation de la triptyque
Tchekhov
Présentation de la pièce
Un cercle des
passions et des désirs de lâme humaine
Un cercle de jeu
Un cercle de famille dacteurs
Entretien avec Gilles Costaz
Entretien Eric Lacascade
Spectacle se déroulant à Avignon, Baraque Chabron.
Présentation de la triptyque Tchekhov
Il y aurait deux pièces et une au milieu. Pour cela, nous choisirions un même espace et latelier voisin. Le grand espace pour les deux pièces, latelier pour le Cercle de famille. Trois espaces vides. Il sagirait donc dune traversée qui passerait par les murs, lauteur, les acteurs et le public. Il sagirait même dune gymnastique. dun processus, comme on dit.
Alors nous répéterions simultanément les trois oeuvres. Comme une épreuve par immersion. Vouloir rester longtemps, le plus longtemps possible avec elles. Comme un moyen de connaissance, comme un outil offert par Tchekhov. Tchekhov comme médecin traite le corps et comme auteur, lâme. Etre ou ne pas être ? Et notre propre volonté où se place-t-elle ? Cela tire toujours vers un ailleurs, mais cest quoi cet ailleurs ? La poésie face à la contingence ? Le théâtre contre la vie ? La personnalité étouffant lêtre ? Cest dans lentre-deux quest le récit. Dans lentre trois. La Mouette est une leçon, Ivanov une application et Le Cercle une tentative. Etre ou ne pas être ? Et comment être et avoir ? "Et pour qui être", demande Tchékhov hanté par Shakespeare ? Ce soir-là, je me suis dit que la confession ne mène pas nécessairement à la communion.
Eric Lacascade
mercredi 1er mars 2000
Une mouette naît dun fracas.
Un sombre oiseau blanc sort dun théâtre fracassé. fracassé. Cest lhistoire de lart. fracassé. De lamour. fracassé. Du couple. fracassé. De la famille. fracassée. De la société. fracassée. De létrangère. fracassée. De lespoir. fracassé. De la sagesse. fracassée. Le vent se lève, les plumes se dispersent, il faut bien continuer à vivre donc à faire du théâtre. Le théâtre qui te libère lâme - extase et communion - et le théâtre qui endeuille ta vie - insatisfaction, blessure et privation. Le théâtre consolateur de la perte, de labandon et du silence de Dieu et le théâtre qui oblige ceux qui le regardent à contempler leur propre nuit.
La Mouette, cest loiseau noir de ma schizophrénie, esprit contre matière, théâtre contre vie. Qui est la mouette ? Qui est le chasseur ? Tous.
Eric Lacascade
mercredi 1er mars 2000
Un cercle des passions et des désirs de lâme humaine
Dune fin de siècle à une autre, trois uvres de Tchekhov sont explorées ensemble et côte à côte : Ivanov (1889), La Mouette (1896), Les Trois Surs (1901). Un voyage au cur de lécriture. Une aventure qui sonde les passions et les désirs de lâme humaine pour trois spectacles présentés ensemble et en alternance au Festival dAvignon, du 11 au 26 juillet 2000.
Tchekhov : "Jour et nuit, je suis poursuivi par la même idée obsédante : je dois écrire, je dois écrire, je le dois... Jai à peine terminé un récit que je dois immédiatement en écrire un second, puis un troisième,...".
Lacascade : "... Si jai souhaité revenir à Ivanov comme dans une maison familiale après un long voyage, cest que lon en a jamais fini avec Ivanov, cest une uvre et un personnage qui vous suivent jusque dans la tombe... Et ce nest peut-être quune étape dun chantier dont on ne verra jamais la fin."
Tchekhov réalise des coupes pratiquées dans lépaisseur de la vie. Il met à nu les strates les plus profondes de lâme humaine. A la recherche dune vérité tout à la fois profonde, subtile et musicale. Tout à la fois : Ivanov ou lhomme, en état de crise, recherche le chemin de lexistence, de son existence ; La Mouette, acte de création comme forme sublimée de lexistence humaine, une problématique du théâtre dans le théâtre ; Les Trois Surs quand lêtre humain rêve dune vie nouvelle et part à la recherche dune vie future.
Un triptyque dans lequel le spectacle Cercle de famille pour trois surs fait le lien entre ceux dIvanov et de La Mouette. Un cercle de jeu pour acteurs et spectateurs réunis, où textes et paroles se fragmentent en dissonances inattendues. Un cercle pour rêver la vie nouvelle avant de revenir au plateau des souffrances. Celles de personnages complexes et ambigus évoluant dans une atmosphère étrange, presque réelle mais pourtant toujours en décalage. En amoureux de la beauté : "Je naime plus personne, mais ce qui me passionne encore cest la beauté." disait Tchekhov.
Un cercle de famille dacteurs
15 acteurs sont réunis dans ce voyage : ceux dIvanov et 5 autres qui viendront les rejoindre sur La Mouette et Cercle de famille pour trois surs. 15 acteurs inscrits dans une aventure humaine et artistique collective. Un même groupe dacteurs intervenant indistinctement dans les trois spectacles. Du cercle aux plateaux. "Comment nous séparer, nous et tout ce qui se passe en nous, du monde de la lumière, des sons et des choses, qui commande en partie notre vie psychique" disait Stanislavski à qui les pièces de Tchekhov doivent une grande part de leur succès. Lalternance et lintermittence des acteurs, seuls ou en couples, répondront à lalternance et à lintermittence de ces poèmes en dialogue, du "tragique des petites choses", entre narration et lyrisme, réalisme et poésie. Un compagnonnage pour trois Tchekhov et 15 acteurs, délivrant les passions et les désirs de lâme humaine.
Comment est née cette idée d'un triptyque Tchekhov ?
Il y a eu Ivanov, qui a été présenté à la Cabane de l'Odéon. Je suis retourné à
Ivanov comme dans une maison où l'on va dormir alors qu'on ne l'a plus habitée depuis
des années. Rester avec Tchekhov. Je me suis aperçu que je voulais rester dedans. Et pas
passer à un autre auteur. Si l'acteur est la sculpture, le burin et le marteau (c'est
folie d'accepter ces rôles, mais il faut bien les assumer), ce travail va sans doute nous
faire comprendre combien le théâtre nous est nécessaire, à nous et aux autres, comment
l'homme pense et comment fonctionne notre métier. Le Théâtre est un instrument de
connaissance et ne m'intéresse que pour comprendre la machine humaine. Tchekhov est un
bon générateur pour cela. C'est un feu qui brûle et qui chauffe, une passion qui brûle
et nous renvoie des choses intimes. Nous devenons ainsi comme un fil inducteur qui reçoit
des impulsions, vibre et les transmet au public.
Etes-vous sensible aux personnages, au climat, à ce qui est dit ?
Les personnages de Tchekhov, c'est de la dérision, de la noirceur, du nihilisme, des
échecs ou des réussites transformées en échecs, qui résonnent en nous. Ils cherchent
comment vivre, essaient de trouver un espoir, de devenir ce qu'on doit être. Leur lutte
est toute notre vie. Paumés, à moitié ratés, prétentieux, agaçants, on a envie de
leur mettre deux claques mais on voudrait rester encore un moment, à boire un verre au
bar, avec eux, comme des personnages de Brel. Moi, je ne parle pas de petite musique,
depuis que j'ai lu dans une lettre qu'il écrivait à son frère : "Je commence tout
doucement et, à la fin de l'acte, pan dans la gueule !" Cette phrase-là et celle
où il dit : "surtout, mes amis, rien de théâtral" m'ont libéré. C'est à
l'opposé de ce qu'on a dit, de la lenteur. Je pense en effets physiques sur le
spectateur. Je me sens dans la continuité des expériences qui ont été faites,
d'Aristote à Blanchot et Grotowski : il y a un climat d'urgence et de violence dans cette
matière-là. Je ne cherche pas à arrondir les angles. Les corps des acteurs dictent le
spectacle, mais le travail n'est pas chorégraphique. Purement théâtral. Il y a des
réactions des corps les uns par rapport aux autres : suspensions, précipités,
explosions.
Prenons les pièces l'une après l'autre. Ivanov d'abord.
Ivanov a déjà été présenté à la cabane de lOdéon. A Avignon, nous
présenterons donc un spectacle déjà maîtrisé, déjà éprouvé. Donc nous sommes dans
le pur plaisir. Il a, avant tout, été fait avec un groupe. C'est ce qui m'intéresse :
le groupe au travail. J'aime les trois secondes où l'acteur se détache du groupe et
devient personnage. J'étire les entrées, j'utilise le chur, je recours à la
notion acteur-individu pour que les interprètes entrent en relation avec ces ombres
auxquelles ils ne s'identifient qu'un instant. L'identification, c'est du cinéma. Au
Théâtre, on est entre deux, entre le personnage et soi-même, l'acteur et le spectateur
et le "gît-au-milieu", dont parlait Vitez est l'un des axes du théâtre. Ce
n'est pas comme un concert de Madonna, ou les infos de midi, le théâtre. Ceux-là vous
disent : croyez. Le théâtre invite à penser comme on lit une revue. Il est un média
qui joue sur l'identification et la distance et, entre ces deux extrêmes, quelque chose
se passe. J'aime la chose entre, le déséquilibre.
Passons à La Mouette.
C'est une uvre plus difficile, plus mystérieuse, plus forte. Ivanov est une
uvre de jeunesse. Je mets en scène La Mouette là d'où je me pose des questions
sur l'art et la vie. Sur le plateau, ma vie, mon travail avancent en même temps. La
Mouette ne parle que de ça. Les personnages sont les petits-fils et les petits-cousins
d'Ivanov. Je ne quitte pas la famille, mais je l'agrandis. L'uvre commence avec
l'échec de la pièce du jeune Tréplev devant son amour et sa famille. On est là pour
assister à l'échec, au fracas, au trou, au vide. Après cela, comment continuer ?
Comment va-t-il vivre ? Comment les autres vont vivre avec ça ? C'est d'abord pour
montrer cela que j'ai choisi cette pièce. Quand je l'ai lue, j'ai été effrayé. Et
cette jeune Nina, jeune actrice, qui va se nourrir de tout cela ? Il n'y pas de jugement
chez Tchekhov. Il met le cur sur la table et il dit : regardez ! Ça palpite. J'aime
tous les personnages.
Enfin Le Cercle de famille. Qu'appelez-vous ainsi ?
Ce sera fait de fragments des Trois surs, l'idée étant de proposer, parallèlement
aux deux pièces, un état proche de l'état des répétitions, ou plutôt quelque chose
entre les répétitions et le spectacle abouti, entre le moment de la découverte et le
moment de la représentation. Toutes ces choses merveilleuses qui se passent quand on
répète et qui disparaissent à jamais quand on "finalise" un travail. Je veux
tenter de les donner au public. C'est-à-dire une espèce de training où l'on s'échange
les rôles, où l'on prend une seule scène pour la travailler indéfiniment, où l'on en
prend cinq en éliminant les personnages masculins, etc. C'est un moment de
déstructuration et de partage avec le public, l'accompagnement d'une naissance qui veut
rester une naissance, un processus pour rester en éveil qui concerne l'acteur, le metteur
en scène et le public. Les textes que vous utilisez sont des adaptations ou du moins des
versions assez libres par rapport à l'original. Je change toujours plein de choses. Pour
Ivanov, jai établi une première mouture à partir des traductions existantes. Et
mon dramaturge, Vladimir Petkov, vérifie, compare au texte original, et nous discutons.
Je coupe oui, mais je ne rajoute pas. Si l'on veut être respectueux, il faut tout savoir
de ce qui a disparu (les pauses de respirations, les costumes, la matière même du
décor...). Je me sers du texte mais je ne suis pas asservi au texte. J'imprime à
l'uvre des traces du quotidien, de la vie. Ce qui est à la surface est parfois plus
précieux que ce qui existe dans les profondeurs.
Vous tenez un rôle dans Ivanov. Vous jouez dans les deux autres spectacles ?
Je jouerai dans La Mouette. J'aime prendre ce risque avec les acteurs. Cela permet des
expériences qui vous font découvrir de nouveaux éléments sur les rôles. Cela crée un
climat particulier dans l'équipe. Mais je fais attention au choix du rôle ; je veille à
servir la structure d'abord, à être un bon goal, un bon arrière.
Huit ans après, pourquoi repasser par Ivanov ?
Peut-être pour faire le point. Sans vraiment men rendre compte, je voulais sans
doute voir ce que ça fait de revenir au même texte, de voir ce quon entend par
"revenir". Et sûrement parce quon nen finit pas avec une pièce
pareille. En tout cas, il nétait pas question de la "remonter", comme on
dit. Plutôt de la retraverser. On ne remonte pas plus une pièce quon ne remonte le
temps. Nous sommes quatre à reprendre nos rôles, certains souvenirs ont ressurgi, mais
nous navons pas tenté de les provoquer. Et ces souvenirs nétaient même pas
des automatismes de jeu, plutôt des impulsions, parfois très proches, parfois déjà à
distance, ou des climats filtrés par ce qui a été vécu depuis par chacun de nous au
théâtre et dans la vie.
Avez-vous apporté des retouches à votre adaptation ?
Déjà en 1991, elle variait dun soir à lautre, petit à petit. Je nai
pas la religion du texte pour lui-même. Jaime la trace, le souvenir. Quand
jai abordé Ivanov, avec quatre traductions françaises en main, mon dramaturge,
Vladimir Petkov, ma guidé dans le texte russe, mot à mot. Cest à partir de
là que jai commencé à écrire ladaptation et à me pénétrer de la pièce.
Et ce qui ma tout de suite frappé, chez Tchekhov, cétait sa vérité, sa
façon dêtre direct. Ce ton-là vient aussi de ce que Tchekhov écrit à partir de
lui-même, pour sa propre époque. Cent ans après, ces qualités et ces forces-là sont
toujours dans son uvre. Mais il faut distinguer entre la vérité des situations et
la simple "couleur locale" quelles risquent de devenir avec le temps. Il y
a une sorte de patine dont il faut se méfier. Jai voulu la décaper, pour rendre
les intensités vécues dautant plus accessibles. Mais sans trahir, sans forcer.
Juste en posant sur les affects tchékhoviens, au besoin, des mots qui soient les nôtres,
à son service et au nôtre. Car je ne suis pas non plus partisan de la transposition à
tout bout de champ. Jai simplement essayé de traduire les émotions, de trouver des
équivalences, mais à part quelques coupes, la structure de la pièce na pas
bougé.
Ce travail de décapage sest aussi appliqué au décor...
En scénographie cest une chose admise depuis longtemps. Tchekhov a soigneusement
décrit les quatre décors de ses quatre actes : terrasse, allées conduisant au jardin,
salon avec canapé, salle de réception avec portraits de famille et vieux bronzes... Qui
le monte encore comme ça aujourdhui? Et qui parle de trahison quand ce nest
pas le cas ? Ici, la scène est simple, dans lesprit de Gordon Craig, rigoureuse.
Des verticales, des horizontales, du gris, et juste ce quil faut de meubles pour
donner des appuis et jeter là-dedans quelques angles où se cogner. Pour concentrer le
travail sur lincarnation par les comédiens. A eux de donner latmosphère et
la vérité. Aujourdhui nous avons cette liberté-là. Cest un peu dans le
même esprit que jai adapté le texte.
Et quest-ce qui vous a retenu particulièrement ?
Son nihilisme, son extrémisme. Cest une uvre désespérée, engagée et
radicale. Il y a de lhumour, mais il est noir. Et même derrière les bons
sentiments, il y a de la cruauté plus ou moins consciente, comme chez Sacha, par exemple.
Elle aime Ivanov, on peut toujours trouver que son amour est naïf et très pur, très
altruiste, mais moi, je sens plutôt légoïsme de la jeunesse - elle a son petit
roman dans lequel faire entrer Ivanov, et sil est juste pour elle, tant pis pour les
autres. Mais peut-être que cest cela, lamour... Quant à Ivanov, il y a huit
ans, jétais fasciné. Finalement, je le voyais de façon romantique. Jétais
prêt à accepter son scénario, quand il parle de lui comme dune sorte de Hamlet,
incompris et perdu parmi des abrutis, pourrissant dans la sombre province russe... Presque
un poète maudit. Aujourdhui, je suis plus sensible à sa propre dureté. Il est
impitoyable, noir, destructeur et je crois que la mise en scène y a gagné en contrastes.
Pourtant, vous avez écrit que Tchekhov vous accompagne "comme médecin et
aussi comme auteur"...
Oui. Je le suis comme en traitement. Mais ce traitement est très violent. Il soigne
le mal à la racine. Sil y a guérison, elle doit passer par la vérité. Et ce qui
continue à me toucher au cur et au ventre, dans Ivanov, cest la puissance des
sincérités. Dabord celle dIvanov, qui sefforce de ne jamais mentir ni
à lui-même ni à personne. A la fin de lacte III, ce qui le met hors de lui dans
sa dispute avec Anna et le pousse à lui dire les pires atrocités, cest
quelle lui répète quil lui a menti. Ça, il ne le supporte pas. Il peut
être lâche, coupable, veule, injuste, tout ce quon voudra, il sera le premier à
ladmettre, même jusquà la délectation morbide - mais menteur, non. Il tient
tellement à la sincérité, dailleurs, que la dernière des horreurs quil dit
à sa femme est elle aussi une vérité : elle est condamnée, elle va mourir. Mais il
nest pas le seul : tous les personnages qui ne sont pas de simples comparses, tous
ceux qui ont une certaine épaisseur dexistence, la doivent à leur sincérité.
Comme Borkine. Il a des buts clairs et limités dans la vie - trouver de largent,
faire des affaires. Pour ça, tous les moyens lui sont bons. Mais il ne sen cache
pas, il le dit, cest son côté enfantin. Quand on parle de guerre, il propose
denvoyer chez lennemi des chiens atteints de la rage : il est si sincère
quil invente et énonce la guerre bactériologique pour ainsi dire à fleur de
fantasme.
Et "comme auteur", comment Tchekhov vous a-t-il accompagné ?
Deux phrases de lui mont servi de boussole : "surtout, mes amis, rien de
théâtral..." - chercher la vérité humaine, jusque dans un jeu dépouillé.
Jessaie de me dire que Philippe Garel, par exemple, pourrait filmer quelque chose de
ce qui émerge du plateau et aussi que les spectateurs pourraient ne plus du tout penser
à la frontière entre lémotion et sa représentation, mais éprouver
personnellement. Et puis cette autre phrase, dans une lettre à son frère : "je
commence tout doucement, et à la fin de lacte, pan dans la gueule du spectateur
!", ce que je comprends comme un encouragement à jouer des contrastes, des
différences dintensité, en recourant au formalisme, à la quête de la beauté
froide, à des moments physiques intenses, et aussi parfois aux textes juste dits. De
même que Tchekhov pouvait à la fois rechercher la plus grande vérité et se poser des
problèmes techniques décriture et de rythmes dramatiques, jai essayé de
tenir les deux versants à la fois. Je ny vois pas de contradiction : la forme, chez
un artiste pareil, nest quune seule façon de rendre la sincérité encore
plus efficace, percutante. Un traitement de choc. Et cette sincérité sadresse à
la nôtre. elle nous débarrasse de ce quun maître oriental appelait lun des
pires maux de lhumanité : le démon de la comparaison, qui nous pousse à mesurer
nos petits soucis et nos petits secrets daprès ceux des voisins, pour mieux les
oublier. Tchekhov, lui, nous recentre sur nous-mêmes, nous invite à poser notre propre
malheur, chimiquement pur, sur notre propre table, et à le disséquer nous-mêmes.
Cest à partir de là quon peut puiser de quoi continuer, au plateau, dans la
salle, et ailleurs.
Lénergie du désespoir ?
Oui, celle du nihilisme, encore ; rien à perdre. Chair à canon de toutes les
révolutions. Mais lénergie du désespoir, ça fait penser à un baroud
dhonneur, à un dernier geste convulsif, quitte ou double, un peu adolescent et en
fin de compte pas très original. Lénergie dont je parle alimente la création en
éclairant ses difficultés dans la lumière la plus crue, quasiment clinique. Cest
lénergie de ce désespoir-là qui pousse dautres personnages tchékhoviens,
médecins eux aussi, à planter des arbres pour les générations futures. Même si, comme
dans La Cerisaie, il ne faut pas espérer quils pousseront, mais il faut les
planter.
Propos recueillis par Daniel Loayaza
Odéon, le 12 mai 1999
32, rue des Cordes 14000 Caen