Résumé
Ennemis de l’amour. Et face à face.
Et du silence de toutes les couleurs
La première Surprise de l’amour. Celle de 1722, donnée au Théâtre Italien.
Tout Marivaux est déjà là, pétillant d’intelligence, de gaîté, de grâce, d’émotion.
De la naissance du désir au triomphe de l’amour, il surprend les mouvements dans les cœurs et les corps de deux irréductibles ennemis de l’amour.
Lélio, trahi par sa maîtresse, a fait vœu de renoncer aux femmes. La comtesse méprise définitivement les hommes. Ils ne veulent plus entendre parler de l’amour, mais le fermier de l’une voudrait épouser la paysanne de l’autre ; et sa suivante, Colombine éprouve bien du penchant pour Arlequin, compagnon de Lélio.
Surtout, Marivaux surprend, dans les cœurs des deux irréductibles, les élans, les résistances dont se nourrit l’amour, le plaisir des mots dont le désir se paie, toute la comédie qu’ils se donnent l’un à l’autre et dont ils jouissent jusqu’au vertige et à la dépossession de soi…
Les grandes surprises sont muettes dit-on.
On se laisse surprendre par l’amour comme par effraction, on reste muet de surprise.
Mais le corps « parle », les émotions de cœur sont bavardes à leur manière, se donnent l’élan, le mouvement, danseraient presque si elles se laissaient aller à la musique intérieure des passions.
Dans un silence de toutes les couleurs.
Mais face à la surprise - émoi, trouble, désarroi où l’amour laisse les corps et défait les êtres pour les précipiter « hors d’eux-mêmes »
- l’amour propre, la « raison », prennent le maquis.
Résistance mentale, verbale.
Déni de la réalité de l’amour, fuite dans l’imaginaire.
Guérilla sans reproche qu’ils mènent l’un contre l’autre, lui et elle, et contre l’évidence de l’amour.
Le langage devient une arme pour la chasse.
Et si le roman est ici l’art du détour et du chemin buissonnier, cette guérilla devient aventure romanesque, comédie qu’on jouit de se donner l’un à l’autre et comme malgré soi, musique de mots échangés comme à l’opéra, griffures, caresses, et silence de toutes les couleurs.
Entre le silence et l’aveu, tous les mouvements du cœur sont « surpris ».
Les corps imposent à la scène leur rythme propre.
Ce n’est pas un hasard si Marivaux a confié cette pièce aux comédiens « Italiens » : une manière « physique » d’être en scène avec éclat, spontanéité, jouissance, dépense brillante d’énergie.
Personnages à contre-jour, couleurs sombres ou de temps qui passe, bleutées comme les ombres des paysages impressionnistes ou la toile de Bacon intitulée « Van Gogh », ils arpentent le jardin clos et nu qu’ils ont élu comme retraite et comme arène pour la clameur des passions.
Hommes et femmes qui marcheraient dans la couleur, le rouge et le jaune de Bacon peut-être, expression visuelle de leurs émotions, métaphore dans l’espace de leur cœur mis à nu :
« De la jalousie, du calme, de l’inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes les couleurs. »
Bernard Pico, février 2003
45 rue Richard Lenoir 75011 Paris