" Et les gens vont dire que dans un lointain avenir, on saura discerner le faux et le vrai. Que le faux disparaîtra alors qu’il est au pouvoir, que le vrai adviendra alors qu’il est au mouroir. "
« Toutes mes pièces, notait Horváth, sont des tragédies […]. Elles ne deviennent comiques que parce qu’elles sont étrangement inquiétantes. Il faut faire exister cette inquiétante étrangeté ». Horváth savait de quoi il parlait. Il le prouva dans toute son oeuvre, qui est sans aucun doute l’une des plus importantes contributions à la dramaturgie européenne que la langue allemande ait produites au cours de la première moitié du XXème siècle.
Longtemps sa mort brutale, elle-même d’une « inquiétante étrangeté », survenue alors qu’il avait à peine trente-sept ans, priva son théâtre de l’audience qu’il mérite : contrairement à Brecht, Horváth n’eut pas la chance de renouer avec le public après la chute du Reich. La généreuse obstination de quelques artistes nous permet aujourd’hui de le redécouvrir. Parmi eux, le metteur en scène et comédien Jacques Vincey, qui vient de collaborer, en qualité d’interprète et d’assistant, au Jugement dernier mis en scène par André Engel (prix Georges Lerminier 2004 du meilleur spectacle créé en province, décerné par le syndicat de la critique dramatique).
Le Belvédère, comme Splendid’s, est une pièce dont la concentration semble inspirée de la dramaturgie classique. L’une et l’autre œuvre doivent leur titre à un hôtel, qui fournit un décor unique à une action concentrée en quelques heures. Dans l’une et l’autre, la fonction hôtelière de l’endroit est comme suspendue : le Belvédère et le Splendid’s, qui n’accueillent plus la moindre clientèle de passage, paraissent tenir davantage du cul-de-sac ou du piège à rats que de l’hôtel à proprement parler. Mais si piège il y a, il diffère profondément d’une œuvre à l’autre.
Chez Genet, il s’agit d’un siège que soutiennent, pour quelques heures encore, une poignée de gangsters, et les deux actes de Splendid’s sont tendus par l’imminence inéluctable d’un assaut : quand tout est joué, reste à choisir pour ou contre la mort, pour ou contre la logique sublime d’un destin.
Rien de tel chez Horváth : la pension minable qu’est le Belvédère, « située en bordure d’un village d’Europe centrale », se situe dans une sorte de bras mort du temps et de l’espace. Soustraits à toute urgence comme à toute contrainte, ses occupants se laissent ballotter sur place, sans qu’aucune nécessité extérieure les contraigne à aller de l’avant, ne serait-ce que vers leur mort : au Belvédère, où chacun tourne en rond dans sa propre nullité, Max, Karl et Strasser ne tuent que le temps. Même les rivalités qui les opposent ne sont qu’une forme de complicité inavouée. Le jour où Christine, avec toute l’innocence et la jeunesse de son amour, viendra troubler leur petit jeu, ces trois messieurs feront aussitôt l’union sacrée contre elle. Pour la chasser hors de leur cher Belvédère et retrouver leur quiétude de médiocres, ils organiseront à ses dépens « du vrai théâtre répété avec soin »…
On n’en dira pas plus ici : pour découvrir à quoi tient le ressort risible et cruel de leur petite comédie, et comment une révélation inattendue achève d’en détraquer l’intrigue, mieux vaut s’en remettre à une distribution d’exception, emmenée par Jacques Verzier et Hélène Alexandridis (prix Georges Lerminier 2004 de la meilleure actrice).
Texte français de Bernard Kreiss.
Place de la liberté (Boulevard Foch) 57103 Thionville