Blagoucha, Banlieue de Moscou, 1924. Nadiejda Gouliatchkina, ancienne bourgeoise ruinée par la révolution, manoeuvre pour marier sa fille Varvara au fils d'un ancien nanti encore riche. Mais celui-ci, pour "assurer ses arrières", exige en dot... un communiste. Pavel, le frère de la jeune fille, se trouve donc contraint par sa mère non seulement à s'inscrire au Parti, mais aussi à se créer des parents qui puissent confirmer son origine prolétarienne.
Malheureusement, sa démarche est compromise par leur voisin, l'arriviste Ivan Chironkine, qui, suite à une maladresse de Pavel, menace de dénoncer toute la famille à la milice pour "violation de la paix sociale". Et l'affaire se complique franchement quand une amie de la famille lui demande de sauver "l'ultime vestige de la Russie", une robe ayant soit-disant appartenu à l'Impératrice Alexandra avant la révolution et que va s'empresser de revêtir Nastia, la cuisinière de la maison...
Comment exister dans une société où l'on n'a plus sa place ? Pire : comment vivre lorsque l'on est totalement ignoré, jusque dans ses actions trangressives ? Telles sont les interrogations des personnages du Mandat, ridicules petits fauteurs de trouble aux conceptions à la fois grandioses et étriquées sur la vie, l'actualité et la politique, dont la vie dérape sous la plume acérée de Nikolaï Erdman. En épinglant leur lâcheté et leur médiocrité, il stigmatise le mal latent qui couve dans toute société nouvelle et post-révolutionnaire, où un futur incertain côtoie un passé écrasant : la négation de l'humain.
Car les personnages du Mandat, malgré leur nostalgie poussiéreuse pour une époque révolue, ne demandent au font qu'une chose : que les dirigeants du nouveau régime leurs accordent un regard, fût-il réprobateur. Si leur peur de l'arrestation et de la répression est bien réelle, elle leur semble encore préférable à la totale ignorance et au mépris dont ils font l'objet.
Le texte est édité aux Éditions l'Âge d'Homme.
Le Mandat est une pièce rare. Et irrésistiblement drôle. Inspiré autant par le vaudeville français que par Gogol et Tchekhov, Erdman écrit cette pièce à 24 ans, 7 ans après la révolution russe. Interdite par les autorités soviétiques jusqu'en 1987 et quasiment jamais jouée en France, cette comédie politique ne défend pas une idéologie plutôt qu'une autre mais laisse entrevoir au spectateur d'aujourd'hui quelques inquiétudes prémonitoires.
Et l’on en rit. On rit des élucubrations de ces deux familles bourgeoises, entraînées malgré elles dans la faillite tragi-comique d'une grotesque conspiration contre le pouvoir soviétique. On rit de les voir se débattre dans l'avalanche de quiproquos et de situations invraisemblables qu'elles ont elles-mêmes provoqués. Et le rire se fait grinçant face à l'aveuglement d'une société qui, avant comme après une révolution, oublie l'existence d'une partie de ses membres.
C'est le sens dans lequel nous avons travaillé avec les douze comédiens qui interprètent le spectacle : fidèles à l'esprit dans lequel Erdman a écrit la pièce en 1924, nous avons voulu mettre en scène un univers ludique, poétique et burlesque, dans lequel se côtoient sans cesse le drame le plus profond et la farce la plus échevelée.
La présence des cinq musiciens du groupe Pad Brapad Moujika vient apporter une folie et une dynamique supplémentaires au rythme effréné de cette comédie. Afin que le propos politique mais surtout humain de la pièce n'en soit que plus fort.
Nikolaï Erdman, grand admirateur de Gogol et du vaudeville français, a seulement 23 ans lorsqu'il écrit Le Mandat, énorme farce politico-burlesque montée en 1925 par Meyerhold lui-même. Le pièce devient un événement, faisant dès les premières représentations un véritable triomphe dans toute l'U.R.S.S. Erdman se présente donc très tôt comme un grand tempérament théâtral. Son sens des situations doublé de son talent d'observateur impitoyable de la société dans laquelle il vit en font un auteur adulé du public et de la critique. Mais son cynisme et sa lucidité attisent aussi la méfiance des organes officiels : à la fin des années 20, des voix de plus en plus fortes affirment que son texte "déforme monstrueusement le matériau de la révolution russe et calomnie la réalité soviétique"... Le Mandat ne sera jamais publié du vivant d'Erdman. Pas plus que sa deuxième (et dernière) pièce, Le Suicidé, qui ne sera montée à Moscou qu'en 1981.
Entre temps, Nikolaï Erdman aura été l'une des nombreuses victimes du délire autoritaire et répressif qui saisit le pouvoir soviétique durant les années 30 : arrêté pour avoir écrit un couplet de quelques lignes dans lequel il avait eu la maladresse de nommer Staline, ses pièces seront interdites et lui-même sera envoyé trois ans en déportation puis assigné à résidence. Il refusera dès lors d'écrire à nouveau, jusqu'à sa mort en 1970...
Erdman ne s'y était donc pas trompé. Les délires paranoïaques des personnages du Mandat auront fini par être d'une cruelle actualité. L'aspect visionnaire et prémonitoire de la pièce ajoute encore à son intérêt et, avec le recul du temps, la lecture qu'on peut en faire aujourd'hui n'en est que plus passionnante, instructive... Et terrifiante.
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