Présentation
Tartuffe, l’hypocrite
La Compagnie du Saint- Sacrement
La Bataille de Tartuffe
Le Tartuffe, œuvre incontestablement majeure, ne me semble pas au -dessus de la vie mais au cœur de la vie même.
Je ne souhaite pas “malmener” cette œuvre, soit en la cristallisant dans la simple expression d’une comédie bourgeoisement provocante, soit en lui prêtant des vertus temporelles, géographiques et ésotériques qui, en la précisant hors de sa réalité, lui volent du même coup toute son universalité.
Car il s’agit bien là de mettre en scène l’imposture universelle et intemporelle, celle qui, à travers le prétexte religieux impose, aux esprits les plus faibles et aux âmes les plus en fractures, une pensée unique, une raison dogmatique, détournée depuis toujours à des fins personnelles et politiques.
Pour représenter cette raison qui détruit la raison ; cette raison génératrice de toutes les guerres, les plus empiriques comme les plus simplement familiales, je souhaite rendre complice le spectateur de ce que Molière nous a offert, et pour lui, ce pourrait être d’abord et avant tout des esprits vivants dans les corps vivants. Il s’agit pour moi de par le choix des interprètes, et la direction entreprise à l’égard de ceux-ci, de libérer les personnages de leur propre littérature pour leur permettre de s’incarner avec force, justesse et vérité dans un jeu flagrant, rythmé et généreux, mais toujours avec beaucoup de nuances, de finesse d’intelligence et de variété de couleurs. Par le biais d’une scénographie, de costumes et d’un décor sonore résolument sobres dans leurs conceptions et architectures, et tout aussi riches par les matériaux qui les habillent, en prenant partie de la stylistique, la mise en scène respecte le siècle de l’œuvre sans pour autant l’enfermer dans son époque. Une vison “échiquier” de la pièce permet de nous la restituer dans toute sa clarté, nous donnant des repères constants et judicieusement dissociés où s’affrontent “les Tartuffiens” -le Maître de maison et sa mère- et les “Anti-Tartuffiens” -le beau-frère, la femme, les enfants et la servante. Pour les premiers, vêtus de sombre et de terne, pour les seconds, plus nettement enrobés de couleurs, les manœuvres et tentatives perpétuelles des protagonistes de deux mondes qui s’opposent dans un même univers, se montrent avec une force toute particulière, révélant ainsi les caractères profonds et les raisons légitimes comme celles non légitimes qui semblent les animer.
Univers sobre et central sur ce que pourrait être une antichambre ; univers bercé par une lumière “vitrail” qui accompagne subtilement l’intrigue -très grande importance du travail de la lumière. Décor sonore stylisé par une musique originale de construction architecturale XVII -utilisation du contrepoint- sur des lois tonales plus contemporaines ; servi par une instrumentation classique - violon, violoncelle, clavecin, orgue.
En construisant une mise en scène claire et épurée -refusant l’effet pour l’effet - mais non exempte de signaux forts, le texte retrouve un dynamisme spectaculaire. L’équilibre constant des éléments qui constituent ce spectacle, permet à toutes les forces dramatiques proposées de s’exprimer dans toute leur force et leur complexité. Peut-être retrouve t’-on ainsi ce qui fait la force particulière et première du théâtre de Molière : la Vie, la Vie à tout prix, la Vie avant même le théâtre et pour le théâtre, cette Vie qui continue dans la pièce elle-même puisqu’après l’abîme et l’inquiétude viendra l’heureuse fin ; cette Vie qui continue puisqu’aujourd’hui Tartuffe est encore bien Vivant ...
Edouard Prétet
Le nom de “Tartuffe”, que Molière n’a pas inventé et qui désignait déjà un personnage hypocrite, vient de l’italien “tartufo”, signifiant au sens propre : truffe, et au figuré : la tromperie. Le tartuffe peut être envisagé comme une réflexion de Molière sur le thème du masque, et par conséquent, sur l’essence même de son métier et de son art : le théâtre se fonde sur la vérité ou l’apparence de la vérité. l’une et l’autre s’échange et tendent si bien à se confondre que rien ne permet plus de les discerner. De là vient l’impression de malaise ou de vertige que provoque la pièce : l’hypocrite, par définition, comme tartuffe le montre dès son entrée, joue le rôle qu’il s’est donné, le théâtre, chaque fois que le personnage paraît sur la scène, s'installe dans le théâtre.Il faut, pour confondre le fourbe, monter contre lui toute une comédie et prendre un masque pour l’amener à déposer le sien. A trompeur, trompeuse et demie : la ruse d’Elmire réussit où la franchise de damis avait échoué.
L’une des cibles de Molière, qui est à la fois la moins visible et la plus dangereuse, est la Compagnie du Saint-Sacrement de l’Autel. Cette société secrète fondée en 1627 rassemble des hommes de la noblesse et de la haute bourgeoisie, et exerce de ce fait une influence importante . Ses membres ont pour tâche principale de réformer les mœurs des concitoyens, et peuvent utiliser la force pour y parvenir. Quoique secrète, la Compagnie fait parler d’elle par ses manières d’agir : de nombreux documents contemporains évoquent son ingérence dans les affaires privées, et notamment dans les relations entre époux. Or ces documents se multiplient précisément à partir des années 1660, et certains impliquent en outre le prince de Conti, ancien protecteur de Molière, devenu dévot.
La situation du pouvoir royal à l’égard de la compagnie a varié : alors qu’elle jouissait du soutien de Louis XIII et de la reine mère, elle suscite l’hostilité de Louis XIV et des ses ministres, ce pour deux raisons essentiellement : parce que ses membres condamnent l’atmosphère de fête, voire de débauche, qui règne à la Cour du jeune monarque ; parce qu’ils sont en outre des ultramontains rigoureux.
Que Molière ait eu à cœur de critiquer la Compagnie du Saint-Sacrement, cela n’est pas contestable : la préface et le premier placet le laissent entendre de manière implicite ; Molière a placé dans la bouche de Tartuffe « Pour la gloire du ciel et le bien du prochain». or, le roi, sans aucun doute, voyait d’un bon oeil cette critique de la compagnie, le Père Rapin va même plus loin en affirmant dans ses mémoires que la pièce est une commande de Louis XIV.
Avant même que la pièce n’eût été représentée, elle inquiétait la très puissante et très secrète compagnie du Saint-Sacrement, qui coordonnait sous main les actions menées par la cabale dévote. Dès le 17 avril 1664, afin de prévenir le mal que pourrait causer “la méchante comédie de tartuffe”, on y décidait “d’en parler à ses amis qui avaient quelque crédit à la Cour pour empêcher sa représentation”. L’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, fut chargé d’une démarche à ce sujet auprès de Louis XIV.
Les trois actes représentés à Versailles le 12 mai sont jugés très divertissants par les quelques centaines de spectateurs auxquels fut donné le privilège de les voir jouer ce soir là. Mais aussitôt après, le roi interdit la pièce, ainsi que le proclame dès le 17 mai la très officielle Gazette, comme “absolument injurieuse à la religion et capable de produire de très dangereux effets».
La campagne menée par les dévots n’avait pas mis longtemps à porter ses fruits. “Ce sont eux que l’on voit”, dira bientôt Boileau dans son Discours au Roi :
Publier dans Paris que tout est renversé
Au moindre bruit qui court qu’un auteur les menace
De jouer les bigots la trompeuse grimace.
Pour eux, un tel ouvrage est un monstre odieux,
C’est offenser les lois, c’est
S’attaquer aux cieux (...)
Leur coeur qui se connaît
Et qui fut la lumière,
S’il se moque de Dieu, craint
Tartuffe et Molière.
La version présentée au Nouveau Théâtre Mouffetard est celle de l’édition de 1682 qui signale comme coupés à la représentation les vers 1909 à 1916 et 1919 à 1932 («l’Exempt»)
73, rue Mouffetard 75005 Paris