Présentation
New York boogie-woogie
A propos du travail de Martin Crimp par Élisabeth Angel-Perez*
Un théâtre logocentré
Langage et commerce, commerce du langage
Rappropriation et auto-engendrement
Un théâtre Oulipien
" La vie n’est pas un songe. Attention ! Attention ! Attention ! " Federico Garcia Lorca
Une ville : New York.
Un milieu : le monde du spectacle.
Une jeune femme qui vient vendre son histoire à un couple d’agents artistiques en quête de vécu, un auteur de comédie oublié qui veut sortir de l’ombre, l’ascension d’une stagiaire ambitieuse, la vengeance d’une star de cinéma jadis humiliée, une serveuse qui ne veut pas devenir actrice, un ingénieur électricien qui attache sa femme, un chauffeur de taxi aveugle …
Traversée par le rythme syncopé du boogie-woogie, l’écriture délicate et ironique de Martin Crimp propulse les protagonistes dans un monde où nombre de formes théâtrales se télescopent ; au gré des mots, ils se révèlent toujours imprévisibles, multiples, aussi complexes et insaisissables que la ville elle-même.
Dans cette jungle mercenaire et menaçante, tout s’achète : non seulement les œuvres mais aussi leurs auteurs. La langue dynamique, aliénante devient alors un objet de convoitise et chacun, dans un élan cannibale, vise à se mettre en bouche les mots de l’autre.
Nathalie Richard, printemps 2002
New York, « jungle mercenaire et menaçante ». Dans la ville circule un chauffeur de taxi aveugle. Dans le bureau d’une agence artistique, une jeune femme vient raconter l'histoire de sa vie à un couple en quête de synopsis. Sont convoqués à l’élaboration du scénario un écrivain oublié, une star exigeante et une stagiaire ambitieuse. Ce qui se joue alors en direct, sur la scène, c’est le traitement de cette histoire, de ses acteurs et de ses personnages. Ici, le langage, architecture de désir, véhicule de pouvoir, se révèle être le théâtre où chacun des protagonistes, entre cruauté et innocence, vise à dépouiller l’autre de sa parole et de son identité. Œuvre singulière créée en 1993 au Royal Court Theatre de Londres, Le Traitement fait surgir de sa construction dramatique une partition impromptue au rythme tenu. L’auteur entretient avec humour, au fil d’un suspens haletant, l’ambiguïté de personnages toujours imprévisibles, saisis par le mouvement de la ville. Auteur, traducteur anglais de Molière, de Genet et de Koltès, Martin Crimp, né en 1956, est à l’affiche de plusieurs institutions internationales avec The country ou Attempts on her life. Couvert de récompenses, son théâtre vient d'entrer au répertoire du Piccolo Teatro de Milan après avoir été joué à Broadway comme à Bruxelles. Il est pour la première fois monté en France.
« L’écriture de Martin Crimp évoque étrangement la structure géographique de New York ou d’autres grandes constructions urbaines, explique Nathalie Richard. Il s’empare d’un langage modulé par la ville elle-même. Il superpose plusieurs niveaux de sens dans une écriture délicate et ironique, traversée par le rythme syncopé du boogie-woogie. » Comédienne depuis le début des années quatre-vingt, interprète notamment d'André Engel, Jean-Claude Fall, ou Jean-François Peyret pour le théâtre, de Jacques Rivette, Olivier Assayas ou James Ivory au cinéma, Nathalie Richard signe sa première mise en scène.
" Voici ce que j'ai pensé : pour que l'événement le plus banal devienne une aventure, il suffit qu'on se mette à le raconter. " Jean-Paul Sartre, la Nausée
Martin Crimp fait partie, avec Patrick Marber, de cette nouvelle génération de dramaturges de la dérision qui revisitent la « comédie de menace » (initiée par Harold Pinter) et décrivent un inquiétant univers urbain. Steven Berkoff avait tracé la voie dans les années quatre-vingt. East et Greek entraînaient déjà le spectateur dans une ville hallucinée, dédale que revisite à sa manière Gregory Motton avec Message pour les coeurs brisés, la Terrible voix de Satan ou Chat et souris (mouton). Dans The Treatment de Martin Crimp, New York , carrefour décadent où l'art rencontre nécessairement la subversion, ville-piège sillonnée par des chauffeurs de taxi aveugles, est emblématique d'une société mercenaire - Shopping and Fucking de Mark Ravenhill en a aussi donné le ton - où s'achètent et se vendent non seulement les œuvres d'art mais aussi leurs auteurs.
Avec The Treatment et Attempts on her Life, Martin Crimp signe deux pièces où l'on nous raconte des histoires : dans The Treatment, Anne se raconte ; dans Attempts on her Life, le personnage homonyme a disparu et ce sont ses proches qui la disent ou lui prêtent leur voix. Les quatre années qui séparent la rédaction des deux pièces se confondent avec le temps dramatique qui relierait leurs intrigues.
Pièces-mémoires, pièces-enquêtes, ces deux textes réécrivent la « memory-play » qu'Harold Pinter a rendue célèbre. Il ne s'agit pas seulement de se remémorer Anne mais, comme dans le cas du spectre d' Hamlet (« remember me ») - de « remembrer » Anne et, par delà le personnage, le corps atomisé et fracturé du texte. L'œuvre se tisse donc pas à pas, luttant contre l'amnésie, gardant en mémoire chaque vocable, chaque syntagme qui la constitue depuis son origine.
* Ce texte est extrait d’un article d’Elisabeth Angel-Perez à paraître dans Ecritures Contemporaines, 2002
Autotélique, le théâtre « américain » de Crimp, comme celui de David Mamet de A Life in the Theatre , se contemple comme théâtre. Le second acte de The Treatment commence par une scène d'Othello (pièce sur la possession s'il en est et dont le thème n'est à l'évidence pas sans rapport avec la pièce-cadre) qui se joue à Central Park. De la pièce dans la pièce, on passe à la pièce pour la pièce, dans un monde où le théâtre semble avoir bien du mal à se jouer : « C'est du théâtre - c'est vrai - pour une société dans laquelle le théâtre lui-même est mort. » (Att, 175).
SIMON. Le théâtre ne m'intéresse aucunement. [...]
Aucune forme d'art ne m'intéresse. [...]
Je ne dépenserai pas mon argent pour m'entendre dire que le monde est un tas de merde.[...]
Je ne resterai pas assis dans le noir pour m'entendre dire que c'est un jardin ravagé par les mauvaises herbes . [...]
Un jardin (c’est ça) « où le chiendent monte en graine ». Ou que l'homme est l'excrément de l'homme, d'accord ? Ce sont là des hommes qui sont supposés avoir réfléchi le croirez-vous sur le monde, des hommes que l’on respecte, à qui on fait une place dans l'histoire [...]
Mais ce que je leur dis, c'est, c'est le monde n’ est pas un tas de merde, c'est toi mon vieux, qui es le tas de merde [...]
le monde n'est pas un tas de merde parce que la maladie elle est là [...]
Là-dedans - oui - dans la cervelle de ces individus. Des gens qui font du soit-disant art, qui urinent sur leurs responsabilités envers les autres pour se terrer en eux-mêmes, pour exhumer des histoires du fin fond d'eux-mêmes. (Trt, 23-24)
Discours sur le théâtre, The Treatment et Attempts on her Life font la part belle au langage. Peu ou pas d'action dans ces pièces, si ce n'est celle de raconter ou de se raconter. Ce qui est mis en scène n'est autre que le protocole d'élaboration d'une pièce de théâtre. Sauf que la pièce en demeure presque toujours au stade du scénario, du synopsis, du traitement donc. Cette histoire qu'Anne ne livre que du bout des lèvres, victime du souci de précision qui la gouverne, ne parvient pas à se mettre en scène. La multiplication des questions posées par les accoucheurs tout comme le luxe de détails qu'offre l'héroïne empêchent le texte de passer à l'acte. Le seul drama, la seule véritable action de ces deux pièces de Crimp, est donc bien celle de la parole performative, l'acte de raconter. Pour Crimp également, « [...] parler, c'est faire, le Logos prend les fonctions de la Praxis et se substitue à elle [...] le faire se vide, le langage se remplit » .
La parole devient donc l'objet de toutes les convoitises. Vénale dans la bouche du vendeur, elle est lucrative pour l'acquéreur. L'énonciatrice Anne, séquestrée dans The Treatment, énigmatiquement volatilisée dans Attempts, détient une parole que les autres visent à s'approprier : « une fois que vous venez à nous avec votre histoire, votre histoire est aussi la nôtre. » (Trt, 30)
ANDREW. Le processus de corruption, Anne, passe par trois stades. Le premier est la perte de l'innocence. Le second est le désir d’infliger aux autres cette perte. Le troisième est le besoin de susciter chez les autres ce même désir. (Trt, 66)
Anne est donc le secret à découvrir, le message à décoder, l'intérieur à violer comme le montrent les tentatives répétées d'intrusion physique dans son corps : Andrew la nourrit avec ses doigts dans le restaurant japonais (en un viol métaphorique) avant de la « consommer » sexuellement. L'oralité renvoie ici autant à l'élocution qu'à l'alimentation.
Dans les dramaturgies britanniques contemporaines, le cannibalisme est sans doute la métaphore la mieux partagée pour désigner les relations humaines, d ' Au Petit matin d 'Edward Bond jusqu'à Anéantis de Sarah Kane en passant par The Last Supper d'Howard Barker. Objet de contemplation, puis de consommation animale, Anne est soumise aux assauts de ses interlocuteurs qui ne se contentent pas de la posséder physiquement. Ses « confidents » qui au début ne peuvent la pénétrer se réapproprient son langage en usant d'une technique apparentée au système augustinien d'apprentissage de la langue par les jeunes enfants. Le questionnement adressé à Anne (presque « gestapiste ») combine la désignation et la répétition. Le texte de l'héroïne est soumis à un « traitement » qui autorise le réinvestissement de son discours par l'autre et c'est précisément ce protocole qui constitue la matrice de la pièce.
Circulaire, polyptotique, le texte s'établit par progrès homéopathiques à l'échelle d'une scène comme de la pièce tout entière : les thèmes effleurés ici sont repris là, dénonçant une structure péripatéticienne du texte, métaphorique de l'errance existentielle d'Anne. Ainsi, resurgissent l'arbre qui hante le texte d' Attempts (pp. 125 et 138), l'incertitude entre Prague et Vienne (pp. 125 et 130), ou encore les insultes qui reviennent en boucle (pp. 139-40 et 177), le cendrier (pp. 157, 159 et 201) , le sida (pp. 135 et 169). Comme chez Beckett, chaque vocable du texte de Crimp, même ignoré ou relégué en première instance à l'état de scorie, prolifère et donne lieu à un développement anarchique, témoignant de la difficulté à cerner ANNE/ANNIE/ANYA. Chaque sème essaime à travers le texte dans un mouvement spontané qui met au défi ce que Topia nomme « (...) la grille fort contraignante du schéma questions/réponses (...) » et dont on pourrait dire qu'elle est également maîtrisée et rassurante.
Cette grille, « [...]la grille où tout trouve sa place [...] » (Trt, 29), par laquelle Andrew et Jennifer s'efforcent de déchiffrer chaque bribe du récit d'Anne pour la constitution d'une fiction, cadre le récit et déjoue les digressions. L'information doit être dirigée, contrôlée précisément par ceux qui ne la détiennent pas. Chaque réponse qui passait, comme chez Joyce, pour « une catégorie ultime » ... peut « toujours être ramifié(e) analytiquement à l'infini [...] » :
Anne. Et il me colle de l'adhésif sur la bouche.
Jennifer. D'accord. Pourquoi ?
Anne. Pour me faire taire. Il veut me faire taire.
Jennifer. Pour vous faire taire.
Anne. Oui.
Jennifer. Bien. Quel genre d'adhésif ?
Anne. Du ruban adhésif. Le genre de ruban adhésif dont on se sert pour isoler les cables.
Jennifer. Bien.
Anne. Vous voyez de quel genre / je veux parler ?
Jennifer. Nous voyons de quel genre / vous voulez parler.
Anne. L'adhésif argenté. Des fois argenté, des fois marron foncé.
Jennifer. Argenté, c'est bien. Ça brille. C'est bien.
Anne. De l'adhésif comme ça, il en a toujours sur lui à cause de son travail.
Jennifer. À savoir ? (à ANDREW :) La façon dont l'argenté va capter / la lumière.
Anne. D'accord. Oui : il est ingénieur électricien.
Jennifer. C'est cool.
Anne. Donc de l'adhésif comme ça, il en a toujours sur lui. [...]
Jennifer. Et il est là, avec le couteau, avec l'adhésif, le genre d'adhésif argenté dont on se sert pour isoler les câbles. [...]
Jennifer. Donc qu'est-ce qu'il fait ? Il découpe un morceau de cet adhésif ?
Anne. Découpe ? Non.
Jennifer. Mmmnnn ?
Anne. Ce genre d'adhésif, / ça se déchire
Jennifer. Je comprends.
Anne. avec les doigts. En fait, je dirais que c'est conçu pour être déchiré. (Trt, 11-12)
Jeu de contraintes, le texte de Crimp s'apparente donc aux pratiques littéraires chères à Queneau, Perec et autres écrivains de l'OuLiPo. Un de ces jeux consistait à remplacer chaque mot par sa définition et ainsi de suite jusqu'à obtenir un texte radicalement différent du texte de départ. Ainsi, le ruban adhésif change de couleur au fil du texte, produisant ainsi un glissement par rapport au premier énoncé. A laisser proliférer les détails de son histoire, l'héroïne s'efforce d'en prévenir l'assimilation par un imaginaire étranger mais elle risque du même coup le brouillage ou la perte du référent. Garant de l'histoire mais non des développements anarchiques et imprévisibles du texte, le personnage se prend à son propre piège : le texte s'autogénère et échappe à l'énonciateur qui s'en fait dépouiller.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris