La princesse Léonide, fille des souverains usurpateurs de Sparte, tombe sous le charme d’Agis, le fils des anciens rois, qu’elle a aperçu un jour dans une forêt, et avec qui elle voudrait partager le trône. Or Agis vit caché dans la demeure que le vieux philosophe Hermocrate partage avec sa soeur Léontine – une femme célibataire et résignée. Pour se faire aimer du jeune Agis aux yeux duquel elle représente l’ennemi juré, Léonide imagine tout un stratagème qui lui permettra de se rapprocher peu à peu du coeur du jeune homme. Elle s’introduit avec sa servante Corine, toutes deux sous un habit masculin, dans la demeure du vieux philosophe.
Léonide se présente comme Phocion alors que Corine porte le nom de Hermidas. Dans un premier temps, Phocion dit à Léontine qu’il a été tellement charmé par elle en la voyant se promener dans le bois, qu’il a fait son portrait. Lorsqu’il lui montre ce portrait, elle n’en croit d’abord rien. Ensuite elle est étonnée, flattée, puis finalement charmée, au point d’en perdre la raison. La conquête du frère philosophe est plus difficile : la princesse lui confie qu’elle s’est déguisée en homme pour s’approcher de lui, parce qu’il ne l’aurait pas reçue sous les habits de son sexe, qu’elle l’a aimé sur sa réputation d’abord, et ensuite sur sa vue. Au moment où il se trouble, son valet Arlequin apporte un portrait du philosophe qu’il a découvert en fouillant chez Phocion. Le philosophe n’y tient plus et consent à poser pour quelques retouches à faire.
Le Triomphe de l’amour réside dans la réussite complète des plans de la princesse : Léontine et Hermocrate ont beau résister avec héroïsme jusqu’à la fin, tous deux finissent peu à peu par se laisser envahir par l’amour. Léontine consentira à se laisser enlever pour se marier à la ville voisine, tandis qu’Hermocrate acceptera pour le même motif de quitter son ermitage. Mais cette double séduction de la soeur et du frère n’est bien entendu que prétexte pour approcher le jeune Agis, avec qui Phocion cherche d’abord à se lier d’amitié. Agis est sensible à cette neuve amitié, lui qui a grandit seul dans la propriété du philosophe. La princesse passe alors à l’étape suivante de son plan : elle dévoile sa féminité au jeune Agis, mais en continuant à lui cacher sa véritable identité, se donnant le nom d’Aspasie. Ce n’est qu’avec un ultime délai qu’elle se dévoile enfin, espérant que toute sa machination soit comprise par Agis comme autant de preuves de l’amour qu’elle lui porte.
Que signifie la mascarade où nous sommes ? (Hermidas, acte I, scène 1) À mon avis, ce texte de Marivaux se structure de manière quasi-mathématique, en suivant les règles de l’architecture classique. D’une part, l’intrigue se déroule dans un jardin à la française, où les lignes de déplacements stratégiques des différents personnages sont aussi symétriques que les allées du jardin. D’autre part, le plan manigancé par la jeune princesse est tout aussi cohérent que minutieusement préparé : elle doit vaincre la résistance de ses deux ennemis politiques et idéologiques, et en même temps, par la ruse et le travestissement, elle doit gagner le coeur d’Agis. Or le texte de Marivaux s’emploie précisément à montrer comment un élément irrationnel surgit forcément au coeur de ce dispositif apparemment sans faille. Bien plus, il montre comment l’irrationnel habite toujours la rationalité, dans la mesure où c’est par là seulement qu’elle peut trouver son sens : il s’agit du sentiment amoureux, avec sa nature anarchique et dangereuse. En effet, tout ce qu’on voit dans la progression de l’intrigue, c’est comment cet élément irrationnel déclenche un processus organique de modification de la structure rationnelle. C’est ce même processus qui transforme le jardin à la française en un parc anglais ! Et c’est aussi ce même processus qui peut transformer la pensée cartésienne – le triomphe de la raison au siècle dit des Lumières – en un délire romantique. Par là, on comprend aussi que l’intrigue de Marivaux, et sa structure formelle, ne sont que faussement prévisibles. Bien sûr, l’histoire se termine par un véritable happy end que chacun attendait.
Cependant, derrière cette forme apparemment limpide, reste la vive et souvent douloureuse expérience de la rencontre, qui échappe à toute classification formelle. Dans la nature mystérieuse de cette expérience, se cache un secret et un vertige. En ce sens, le schéma bien structuré et explicable de l’intrigue s’accompagne d’un fleuve parallèle d’événements émotionnels, dont la nature est ambivalente, et de ce fait, profondément inquiétante.
Dans sa quête pour le coeur d’Agis, la princesse parvient à embarquer tous les personnages – femmes et hommes. Mais pour avancer, elle se voit contrainte de mettre en jeu sa propre identité : plus le sentiment amoureux grandit chez ceux qu’elle rencontre, plus son identité s’érode, et acquiert des traits quasi-schizophréniques. Son trouble d’identité est le prix à payer pour aller jusqu’au bout de sa quête amoureuse : est-elle une princesse, un jeune étudiant itinérant passionné de philosophie, ou bien une certaine Aspasie ? Est-elle la maîtresse souveraine de cette conspiration, ou bien est-elle elle-même prise comme victime de cette immense machination ? Est-elle honnête, ou bien cultive-t-elle délibérément le mensonge ? Est-elle une femme ou un homme, alors même que femme, elle prétend être un homme pour ensuite mieux dévoiler sa féminité ?
Dans cette histoire, la jeune princesse Léonide se transforme en Phocion – la fille se transforme en garçon –, la scène se transforme en parc, et l’espace du complot se transforme en une jungle de sensations. Tout dans cette histoire se concentre autour de la notion de transformation, et montre comment une chose peut devenir son contraire tout en paraissant continuer à suivre un processus logique et naturel. En un sens, le texte montre comment les limites instituées par la raison – la politique du monde ou des sentiments, garante de l’ordre des choses – deviennent mobiles, fluentes et incertaines. Pour ma part, je propose d’explorer une situation de jeu théâtral dans laquelle on se retrouve non seulement avec l’identité de quelqu’un d’autre, mais aussi dans le corps de quelqu’un d’autre. Je propose donc un parti pris issu du théâtre élisabethain, en choisissant une distribution uniquement masculine. On sait que la pièce commence avec un travestissement. Dès lors, dans notre cas, le changement de costume provoque une transformation totale. Autrement dit, le travestissement ne reste pas sans conséquence : il laisse ses empreintes sur le corps, et par là-même, sur l’identité de la personne travestie. Cela crée une situation paradoxale de jeu immédiate. La proposition d’avoir une distribution de même sexe suggère à mon sens un code et un niveau de convention de jeu qui situe immédiatement l’enjeu dramatique en dehors de tout réalisme.
Cela propose un dispositif qui, au lieu d’être illustratif, agit directement sur l’imaginaire. Selon un même ordre d’idées, j’imagine commencer la pièce dans un espace vide qui sera graduellement habité par des images et des sensations. La première scène, comme la plupart du temps chez Marivaux, est une sorte de manuel qui explique le déroulement de la soirée, ainsi que la problématique qui y sera explorée. Nous avons donc dès le départ tous les indices et éléments proposés qui constituent l’intrigue.
Ensuite s’enchaînent une série de situations qui chacune suit le plan annoncé par la princesse dans la première scène. Cependant, les choses ne se passent pas tout à fait comment prévu, et c’est là, bien entendu, que se situe tout l’intérêt et la profondeur du texte. Mais il convient de situer précisément le lieu que Marivaux assigne à ces imprévus. On sait que l’intrigue elle-même, dans son déroulement rationnel, ne s’écarte que fort peu de la structure initialement établie – n’oublions pas que nous sommes à l’époque des Lumières, et le monde doit au moins avoir l’air logique, cohérent, et gérable. En fait, toutes les surprises, tous les gouffres, toutes les trahisons, toutes les blessures et les cicatrices, toute la douleur et la joie, la peur des émotions, tout cela ne transparaît pas au niveau de l’intrigue rationnellement construite, mais se déploie plutôt dans le champ de l’intime. Marivaux nous propose de trouver un accès à l’espace émotionnel de ses personnages, pour nous montrer et nous faire sentir qu’en cet espace ne règne aucune règle préalablement fixée. Là-bas, on peut seulement deviner, anticiper – jouer avec l’inconnu, avec l’inconnaissable, avec tout ce qui n’obéit pas aux classifications et aux formules. Plus la structure de la pièce est schématique, plus cela ouvre un champ vaste pour étudier la nature des sentiments. Et cette nature elle-même est un moteur inépuisable du jeu théâtral. Les rails symétriques de l’action se remplissent de processus émotionnels extrêmement complexes : et c’est cela qui constitue la matière que je souhaite explorer avec les comédiens. Le trouble émotionnel des personnages s’entremêle avec le trouble physique des interprètes. Cela pourrait être une source d’humour, et rajouter une clarté par rapport à l’objet de notre recherche – l’identité et la fluence inquiétante de ses limites.
Il convient également de souligner la structure de regard impliqué par ce dispositif. La distribution exclusivement masculine force en effet aussi bien le comédien que le spectateur à réfléchir de manière singulière la distance, rendue d’autant plus sensible, entre la perception qu’il peut avoir de lui-même et la perception qu’autrui a de lui : c’est lorsque le corps du comédien et du personnage coïncident que le comédien doit jouer le simulacre d’un travestissement ; de même, lorsque le personnage féminin de Léonide se travestit pour les besoins de sa cause, c’est son apparence masculine qui trouble sa propre identité, alors même que c’est le corps masculin de l’acteur qui intrigue et trouble le spectateur. Autrement dit, ce dispositif multiplie les points de vue possibles, en ce qu’il crée des écarts entre ce qui est montré et ce qui est vu, entre ce que le personnage ou le comédien voit de lui-même, et ce que les autres personnages ou les spectateurs en perçoivent. Cela implique une distanciation spontanée, à savoir un regard particulier et accru des modes de comportements censés caractériser l’un ou l’autre genre : qu’est-ce qu’être un homme ou une femme, et quel est l’écart entre cette réalité telle qu’on peut la vivre, et ce qu’on peut en figurer ou en imaginer ?
Finalement, le travestissement – figure centrale du texte – consiste en un objet artificiel et presque monstrueux que la princesse crée d’elle-même sans tout à fait comprendre ce qu’elle fait. Car cet objet agit comme un aimant, qui attire et concentre les sentiments véritables de tous les personnages – la princesse y compris. Autrement dit, par un artifice, elle provoque une vérité profonde chez chacun, une vérité qui leur était cachée jusque-là : le sentiment amoureux, en tant qu’il déborde toute politique, c’est-à-dire tout ordre institué des choses et du monde. Marivaux insiste sur le fait que pour toucher à la vérité, il faut passer par le mensonge, ou tout au moins, par l’apparence. La vérité de l’apparence : telle est aussi, finalement, ce qui constitue l’essence du théâtre, et qui est toujours abordée, comme en pointillé, dans la plupart des textes de Marivaux.
Galin Stoev
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