« Je ne sais chanter d’autre chant que celui trop familier de l’amour, du jeu et de la mort. » Schnitzler
Une mort annoncée
Lettre de Freud à Schnitzler
Note d’intention
Un jeune couple se voit brusquement confronter au problème de la mort. C’est l’homme, Félix, qui apprend de la bouche d’un éminent spécialiste que ses jours sont comptés. D’abord il va s’efforcer de faire bonne figure, se prétendre de taille à affronter en philosophe un destin cruel tout en souhaitant le bonheur de sa compagne. Mais bientôt le masque se fissure. A mesure qu’approche l’issue fatale, l’angoisse le tenaille, il souffre de plus en plus à l’idée que Marie puisse jouir de la vie après sa disparition.
Comment Félix vit-il cette dernière année aux côtés de sa compagne ? Quels sont ses joies, ses peines, ses coups de cafard et ses éclats de rire ? Félix, l’homme de lettres, homme réfléchi, raisonnable, philosophe, se retrouve aussi démuni que n’importe lequel d’entre nous face à cette ultime échéance. Peut-on se préparer à mourir ?
D’après la nouvelle sterben d’Arthur Schnitzler.
Estelle Bonnier est assistante à la mise en scène.
Arthur Schnitzler, « magicien des âmes » était d’abord un médecin que la psychothérapie, l’hypnose, la suggestion, la télépathie passionnaient.
A Arthur Schnitzler
Vienne IX, Bergasse 19, le 14 mai 1922
Très honoré docteur,
Vous voici parvenu aussi à votre soixantième anniversaire tandis que moi de six ans plus âgé, je me rapproche du terme de ma vie et puis m’attendre à voir bientôt la fin du cinquième acte de cette comédie assez incompréhensible et pas toujours amusante. (…)
Je vais vous faire un aveu que vous aurez la bonté de garder pour vous par égard pour moi de ne partager avec aucun ami ni aucun étranger. Une question me tourmente : pourquoi, en vérité, durant toutes ces années, n’ai-je jamais cherché à vous fréquenter et à avoir avec vous une conversation ? (question posée naturellement en négligeant de considérer si un tel rapprochement vous aurait agréé.)
La réponse à cette question implique un aveu qui e semble par trop intime. Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double… Non que j’aie facilement tendance à m’identifier à un autre ou que j’aie voulu négliger la différence de dons qui nous sépare, mais en me plongeant dans vos splendides créations, j’ai toujours cru y trouver derrière l’apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et les résultats que je savais être les miens. Votre déterminisme comme votre sceptissisme -que les gens appellent pessimisme- votre sensibilité aux vérités de l’inconscient, de la nature pulsionnelle de l’homme, votre dissection de nos certitudes culturelles conventionnelles, l’arrêt de vos pensées sur la polarité de l’amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité. J’ai ainsi l’impression que vous saviez intuitivement - ou plutôt par suite d’une auto-observation subtile - tout ce que j’ai découvert à l’aide d’un laborieux travail pratiqué sur autrui.
Oui je crois qu’au fond de moi-même vous êtes un investigateur des profondeurs psychologiques, aussi honnêtement impartial et intrépide que quiconque l’ait jamais été, et que si vous n’étiez pas ainsi, vos capacités artistiques, votre art de la langue et votre pouvoir créateur se seraient donner libre cours et auraient fait de vous un écrivain beaucoup plus au goût de la foule. Quant à moi, je donne la préférence à l’investigateur. Mais pardonnez-moi de retomber dans la psychanalyse, je ne sais rien faire d’autre. Je sais seulement que la psychanalyse n’est pas un moyen de se faire aimer.
Très cordialement à vous,
Freud
Pourquoi toujours parler de la mort ? «Y a-t-il un honnête homme qui, à un quelconque moment privilégié, pense tout au fond de son âme à autre chose ? » répond Schnitzler. Après une promenade au Prater le 21 octobre 1931, se sentant fatigué, il se couche et meurt, d’une hémorragie cérébrale. Il avait soixante-neuf ans.
« L’amour par essence et du premier mouvement est entrainé vers la santé, la force et la beauté, vers la jeunesse qui en est l'expression, parce que la volonté désire avant tout créer des êtres capables de vivre avec le caractère intégral de l’espèce humaine. » Schopenhauer
C’est peut-être cette réflexion qui met en colère Félix quand, alité, il parcourt Schopenhauer car elle révèle d‘une certaine manière le fossé qui se creuse entre lui et Marie : la maladie entraîne la lente destruction physique et spirituelle de Félix tandis que Marie est toujours aussi jeune et dynamique et cette déchéance détruit sournoisement l’amour qui les unit et rend chacun d’eux terriblement seul. L’approche inéluctable de la mort engendre la peur, une peur sourde, inconsciente qui ronge Félix, qui incite Marie à se sentir coupable de vivre.
Solitudes.
Solitude de l’homme qui sait et sent l’heure venir, face à l’autre qui ne peut que pressentir ou percevoir.
Solitude de l’homme brutalement conscient de sa finitude.
Solitude de Félix, le malade qui, incompris, ne dévoile plus ses pensées secrètes, intimes.
Solitude de la femme aimante qui ne peut qu’assister impuissante à la lente dégradation physique de l’homme qu’elle aime.
Solitude de Marie qui ne sait plus, auprès du malade, comment exprimer la vie qui est en elle.
Solitude de l’ami-médecin qui ne peut partager ses inquiétudes, ni avec Félix, ni avec Marie.
Culpabilités.
Culpabilité de Félix dont la maladie détruit le bonheur de Marie.
Culpabilité de Marie qui envers et contre tout reste du côté de la vie et ne peut se résoudre à suivre Félix dans la mort.
Culpabilité de vivre.
Culpabilité car germent des pensées sournoises, mesquines, mauvaises par lesquelles Félix et Marie se découvrent autre .
Culpabilité de l’ami-médecin qui échoue dans sa mission : guérir. Il assiste, impuissant, à la lente déchéance de son ami, à son enfermement dans la solitude, à l‘aveuglement de Marie qui veut continuer à croire en des jours meilleurs.
* * *
Qui pourra jamais entièrement comprendre ces trois choses incompréhensibles. Qu’il existe, qu’il est justement lui-même et qu’un jour il n’était pas et un jour ne sera pas.
Nous serons tous, un jour ou l’autre dans la situation de Félix ou dans celle de Marie, ou dans celle de Marie puis dans celle de Félix, à moins que la mort ne nous fauche sans crier gare comme elle a surpris Schnitzler au milieu de la nuit. Sterben m’a bouleversée. S’est imposée très vite à moi l’adaptation pour le théâtre ; pour transmettre, pour tenter de comprendre comment vivre avec la mort qui nous guette, nous et nos proches. Le malade n’est pas le seul à souffrir.
- souffrance de ceux qu’il aime et qui l’aiment et qui le voient souffrir et qui ne savent pas comment l’aider
- souffrance du médecin - impuissance face à l’homme dont il ne peut que partiellement atténuer les douleurs.
Le médecin désarmé est face à un dilemme : doit-on dire ou ne pas dire.
Doit-on dire ? La pièce pose clairement le problème de la parole :
Doit-on dire la vérité au malade ?
Doit-on dire la vérité à ses proches ?
Et comment entendre cette vérité ?
Sommes-nous, nous malade, ami ou amante, médecin, capable de supporter cette parole ?
Est-ce courage, est-ce lâcheté de ne pas vouloir l’affronter ?
Félix et Marie affrontent cette parole. Ils savent. Et cette connaissance les isole des autres. Et cette connaissance les isole l’un de l’autre. - Solitudes -
La mise en scène s’attachera à « l’intensité de ces événements purement psychiques », comme les nommaient Schnitzler lui-même. Le mystère sera maintenu quant à la situation sociale de Félix et Marie ; ils s’aiment simplement - ni mariage, ni intérêt dans leur relation. Le mystère sera maintenu quant à la maladie de Félix qui n’est jamais nommée. Dans la nouvelle, c’est vraisemblablement la tuberculose ou le mal asthmatique... Mais, au fond, la maladie importe peu ; ne sommes-nous pas tous égaux devant la mort ?
Félix, Marie et Alfred sont jeunes. Félix est écrivain, Alfred, médecin. Intemporalité. On ne saura pas de quel siècle sortent les personnages, ce peut-être hier, aujourd’hui, demain. Félix et Marie voyagent : Vienne, les montagnes, Vienne, l’Italie… mais finalement, le lieu importe peu, l’espace reste le même, celui de l’enfermement progressif de la maladie.
« La maladie - avilissement et isolement - au début quelque chose d’étranger qui ensuite s’empare de vous et vous encercle. » Schnitzler
Un décor de plus en plus épuré où n’interviendront plus que les accessoires nécessaires : un sofa car petit à petit Félix ne se lèvera plus, une chaise pour Marie qui devient garde-malade , un journal, un livre, … Un décor lumineux parce que Félix est fauché en pleine lumière, parce que Félix cherche le soleil, la vie « Qu’importe le lieu où l’on se meurt. On est chez soi là où il y a la vie. »
Un travail sur l’enfermement en soi : petit à petit les bruits du dehors, de la rue, de la campagne vont disparaître parce que Félix et Marie et, Alfred quand il est avec eux, ne les entendent plus, parce qu’un gouffre s’ouvre dans leur cœur, un silence opaque les enveloppe. Une parole de plus en plus nette, aigue, tranchée, parce qu’elle devra traverser leur propre vide avant d’atteindre l’autre. Parce qu’au fur et à mesure que l’échéance approche, ce qu’ils pensent prend le pas sur ce qu’ils disent, parce qu’il est un douloureux instant où on ne peut plus tout dire.
« Les âmes se pèsent dans le silence, comme l’or et l’argent se pèsent dans l’eau pure, et les paroles que nous prononçons n’ont de sens que grâce au silence où elles baignent. » Maeterlinck
Seules des bribes de musique que Félix ne supportera pas et qui ne sont en fait que l’écho de sa mort prochaine.
37, rue Volta 75003 Paris