Promise à Dorante, Silvia, peu disposée à se marier, obtient de son brave homme de père (Orgon), l’autorisation d’observer sous le déguisement de sa suivante (Lisette), le jeune homme à qui sa famille la destine ; elle ignore que ce dernier a eu la même idée qu’elle. Le double jeu de masques engendre complications et quiproquos hilarants. Face à ce jeu de hasard, où les troubles bousculent les convenances, les protagonistes répondent en faussant la donne et jouent la comédie jusqu’à se perdre...
Le Jeu de l’amour et du hasard, pièce de Marivaux la plus populaire et la plus représentée (en France et à l’étranger), aborde tout à la fois le trouble amoureux et une critique de la société. Cette comédie, sous une apparente légèreté, tout en respectant les codes de bienséance du XVIIIème siècle, questionne l’ordre établi et les préjugés sociaux en inversant les rapports maîtres-valets. Cependant, elle ne saurait se réduire à une cocasse mascarade : Silvia et Dorante découvrent qu’ils peuvent aimer ailleurs que dans leur milieu d’origine et apprennent que « la seule vérité est celle du coeur ». Cette réflexion, audacieuse pour l’époque, donne à la pièce une profondeur inattendue. Pour autant, aucun miracle chez Marivaux : l’amour ne peut transgresser les conditions que dans le jeu (et donc dans l’irréel) ; au bout du compte, les Maîtres s’épousent entre eux, de même que les valets.
Laurent Laffargue, s'est entouré d'une troupe de brillants comédiens pour monter une pièce à l'apparente légèreté qui propose une critique subtile des inégalités sociales.
« Ce que je sais, c'est que je suis. Ce que je ne sais pas, c'est ce que je suis »... Dans ses Etudes sur le temps humain, Georges Poulet distille en cet aphorisme concis la condition du « personnage » marivaudien face au monde. Dépouillé de l'habit qui l'enrubannait solidement à son statut social, travesti sous le masque d'un autre ou ravi à lui-même par surprise, il surgit dans l'étonnement de ce qui survient et se découvre, piqué à vif par la flamme, brutalement abandonné en son être privé du paraître.
Dans Le jeu de l'amour et du hasard, pièce créée en 1730 les Comédiens italiens, Marivaux met encore les cœurs à l'épreuve et saisit d'une plume alerte la lutte chacun livre en son for intérieur pour s'accorder à lui-même, entre ses élans et sa situation. Ainsi de Dorante et Silvia. Fiancés sur papier par l'amitié de leurs pères, ils redoutent de s'engager sans se connaître et usent sans le savoir du même stratagème pour observer à leur guise la vraie mine de leur parti : tous deux se glissent sous la mise de leurs domestiques, Arlequin et Lisette, qui revêtent alors leurs rôles. Mais le maître caché sous sa livrée s'éprend aussitôt de la maîtresse déguisée en servante, tandis que le valet endimanché s'amourache de la soubrette toilettée qu'il prend pour la promise.
Car on ne change de langage comme d'équipage. L'habitus qui sait parer le verbe d'atours élégants séduit mieux que les jolis rubans, la naissance sait se reconnaître dans les belles manières qui servent de valeurs. Pour autant, craignant la mésalliance, Dorante comme Silvia résistent à leurs sentiments, alors que leurs gens tout au contraire espèrent en leur idylle pour se hisser d'un rang.
C'est toute la mécanique subtile de cette double partition, amoureuse et sociale, que je souhaite mettre en scène, en m'appuyant sur les codes d'aujourd'hui. Car bien qu'en apparence plus égalitaire, notre société reste pourtant cloisonnée. Les marqueurs sociaux de la distinction se font sans doute plus discrets et habiles, quand se déclinent à longueur de magazines les icônes glamour, « must-have » et autres marques qui fondent l'être dans l'objet et servent de repères identitaires, surtout chez les adolescents... La pièce de Marivaux montre des individus en quête de (leur) vérité, qui se cherchent encore et découvrent un sentiment pour eux inconnu, tout à la fois délicieux et effrayant : l'amour. C'est pourquoi j'ai choisi de très jeunes comédiens pour les interpréter.
Les personnages vont vivre cette expérience, chavirés par les premières bourrasques du désir. L'expérience où Marivaux jette ces jeunes gens les démet de leur fonction et les perd dans le doute de leur identité. Ils espèrent être aimés pour ce qu'ils sont et non pour ce qu'ils représentent. L'espace, en perpétuelle métamorphose, révèlera les mouvements intérieurs qui les travaillent, à l'insu de leur conscience.
A ce compte-là, les maîtres sont les plus entravés, déchirés entre leur moi et leur sur-moi social, entre ce qu'ils voudraient dire et ce qu'ils disent. Leur amour bute sur l'amour-propre. C'est là aussi tout le mordant de la comédie, irrésistible et cruelle. Derrière le rire et la danse allègre des mots, se devineront la panique intime et l'âpreté de ce combat entre soi et soi, jusqu'à ce que la vérité advienne par le mensonge... et le jeu du théâtre.
Laurent Laffargue, metteur en scène
1, place de Bernard Palissy 92100 Boulogne Billancourt