Tout public à partir de 7 ans.
Un matin, un barbier trouve dans son pain le nez d’un de ses clients : le major Kovaliov. Ce fonctionnaire moyen mais ambitieux constate au réveil l’absence de son nez. Il entreprend aussitôt une série de démarches administratives afin de retrouver son appendice absent. En marchant dans les rues de Saint Petersbourg, Kovaliov tombe nez à nez avec… son propre nez, en uniforme de haut fonctionnaire. Un dialogue désopilant s’engage. Un beau matin, un gendarme rapporte son nez au malheureux. Mais, malgré le recours au médecin, il ne parvient pas à le recoller. Enfin, tout rentrera dans l’ordre sans plus d’explications. Le nez du major retrouvera sa place.
Dans la nouvelle Le Nez, l’organe de Kovaliov se trouve détaché du reste de son corps et se retrouve dans les lieux les plus incongrus. Le nez prend soudain une majuscule (Le Nez), dissimule son visage dans son col quand il ne fronce pas les sourcils, parle et surtout arbore l’uniforme de conseiller d’état. Plus tard, on l’arrête au moment où il s’apprête à prendre la diligence pour Riga costumé en fonctionnaire, et seules de bonnes lunettes permettent au policier d’éventer la supercherie.
Qu’en est-il au juste de ce nez ? A quoi ressemble-t-il ? Est-ce un homme, un objet, une métaphore, un rêve, un miracle ? Le coup de génie de Gogol consiste précisément à laisser le spectateur dans l’incertitude. Nous savons que ses dimensions varient du très grand au très petit. Tantôt on peut l’introduire dans un petit pain ou le plier dans un mouchoir, tantôt il semble de stature imposante, porte tricorne et plumage.
Tour à tour hâbleur, volubile, pathétique, moqueur, Gogol passe volontiers du coq à l’âne, se perd en digressions volontairement oiseuses, prend à partie son lecteur. Se laissant porter par les pouvoirs du langage, il transforme les associations phonétiques en associations sémantiques souvent incongrues, joue du calembour, exploite les ressources du rythme, dans une gesticulation verbale, un kaléidoscope de tons et de styles. Les rebondissements inattendus de la narration sont un procédé permanent. La dernière page du « Nez » met en doute le bien-fondé de l’ensemble du récit.
L’interprétation sociologique est bien entendu la plus simple. Dans un monde totalement déshumanisé où seule compte la hiérarchie, n’importe quoi peut s’affirmer n’importe qui, pourvu que soient présents les signes extérieurs correspondants au grade revendiqué.
Adaptation de Nicolas Liautard.
Je me souviens très précisément de l’impression qu’enfant cette nouvelle de Gogol a produit sur moi. Un malaise qui renvoyait très certainement au rapport inquiet que peut avoir l’enfant à son propre corps, cette idée terrifiante que le corps pouvait s’affranchir, prendre la parole pour me dire : « je ne suis pas toi ». Mais alors, si je ne suis pas constitué par l’ensemble de mes organes, qui suis-je ? Où se situe ce que j’appelle MOI ?
Je décidais alors que le véritable moi était un petit bonhomme à l’intérieur de mon corps assis derrière mes yeux comme l’automobiliste est assis derrière son pare-brise à commander sa machine. Sans doute le manga japonais Goldorak n’était-il pas étranger à la représentation que je me proposais de moi-même, j’étais Actarus aux commandes de son robot. Cette explication me convint et aujourd’hui encore il m’arrive de me sentir dans mon corps comme le prince de l’espace.
Je me souviens d’un petit camarade (Ludovic) qui un jour au fond de la classe a passé toute l’heure à examiner intensément son index, absorbé totalement dans sa contemplation pour conclure par « c’est étrange un doigt ! ». Eh oui Ludo ! C’est étrange un doigt. Pour ma part, je restais des heures entières à loucher, à tenter de faire le point pour apercevoir mon propre nez ce qui me valut le sobriquet de « l’homme au nez qui regarde la lune ». Le soir, dans mon bain, je remerciais chaque partie de mon corps d’avoir bien voulu me servir la journée durant. Je n’oubliais personne et remerciais mes pieds de m’avoir porté, mes genoux (deux crânes d’éléphants obéissants) d’avoir bien voulu se laisser cornaquer sans rechigner, mes mains d’avoir rempli leur offi ce si remarquablement etc. Pendant ce temps, mes frères tambourinaient à la porte de la salle de bain.
Ce qui me paraît essentiel, c’est de donner à ressentir l’étrangeté que l’on peut éprouver à l’égard de son propre corps, cette frayeur du corps qui remonte à l’enfance. Donner une expression de cette frayeur pour s’en purger comme diraient les grecs, par le rire, par le jeu. Je fais ce spectacle pour tous les petits Ludos, les princes de l’espace et les enfants qui philosophent dans leur bain.
Nicolas Liautard
21, avenue Louis Georgeon 94230 Cachan