Le va-et-vient fascinant d'une pensée
L'écarté du langage
Extraits
Les ouvertures sont
Extraits de presse
Depuis de nombreuses années, Jacques Rebotier poursuit un travail mené simultanément dans différentes directions : écritures, mises en scène de spectacles de théâtre, d'opéras contemporains. Son compagnonnage artistique avec les Amandiers a pris une forme inattendue puisque ce spectacle n'était pas prévu dans la programmation initiale de cette saison. Son inscription répond à un coup de cœur. Et au désir de partager une aventure sur des chemins voués à l'imprévisible. Une "ouverture" à prendre aussi comme une invite à la curiosité du public.
Le Dos de la langue, paru récemment chez Gallimard, c'est un ensemble de textes qualifiés de "poésie courbe" par Jacques Rebotier, leur auteur. L'un d'eux porte en titre les Ouvertures sont (sans ponctuation finale). Discours syncopé, sorte de litanie décalée, suite de réflexions rêveuses, séparées par des respirations de silence. "La parole, est un parasitage de la respiration" affirme Jacques Rebotier, et il le prouve.
On le connaît grand manipulateur de mots, grand maître de ces jeux retors qui démantibulent les sens connus, les distordent, les creusent, et finissent par en débusquer les sources de la vie. On le connaît auteur, musicien, metteur en scène. Et toujours poète, imperturbablement saugrenu.
Parce qu'il n'a pas écrit les Ouvertures sont en pensant au théâtre, il décide de porter sur scène ce texte totalement intérieur et finalement assez grave. Intime. Une sorte de conférence, ou de confidence. Juste le va-et-vient fascinant d'une pensée qui arrive par vagues calmes et irrégulières, qui entraîne dans le mouvement d'une logique poussée jusqu'à son point limite : l'absurde. Naturellement, de Jacques Rebotier, on ne peut guère attendre un cartésianisme radical. Il s'ébroue dans l'irrationnel avec l'aisance un enfant malin, capable d'inventer plus, pus vite et plus fort que le plus sérieux des surréalistes.
Ici, il est question de murs, verticaux (mur de Berlin), obliques (muraille de Chine), horizontaux, comme ce mur qu'ont édifié les Etats-Unis pour les retrancher du Mexique, et qui vient couper en deux un parc (autrefois commun au deux pays) le Parque de l'Amistad, ou Park of Friendship, c'est-à-dire le "Parc de l'amitié" ! De mur et de mer, aussi.
II y est question de la procession des pensées qui font une théorie. D'ouverture, bien star : un corps hermétiquement fermé cesse très vite d'être un corps. II y est question de tant de choses encore...
L'écriture fait danser les mots. Jacques Rebotier sent d'ailleurs "une sorte de marche un peu lente, comme en apesanteur, qui suivrait le rythme de cette forme soigneusement construite par plans, sur le modèle cinématographique: plans séquences, plans de coupe, puis retour au plan principal... Les épisodes se suivent de cette façon. Insensiblement le paysage change, on passe d'une ouverture à l'autre. Ouverture dans les corps, bouches, oreilles, ouvertures dans les maisons, fenêtres, portes... Fausses portes de vitres auxquelles on se cogne quand on veut entrer dans ces immeubles de verre qu'affectionne tant "Aujourd'hui"...
Aujourd'hui, quand on regarde les journaux télévisés, on se sent à la fois en proximité et en complet décalage avec les événements qui apparaissent sur l'écran, qui ont eu lieu on ne sait pas quand, peut-être même au présent, dans des endroits réduits à des fragments de paysages, urbains ou montagneux, désolés ou somptueux. C'est ainsi, semble-t-il, que les faux vrais conférenciers des Ouvertures, ressentent le monde qui tourne autour d'eux, le terrain mouvant de la vie.
Les ouvertures sont est publié dans Le dos de la langue, aux éditions Gallimard.
Jacques Rebotier travaille principalement à partir du tissu verbal quotidien, la langue de tout le monde : "L'océan respire par ses vagues. La langue générale vit par nous sur le dos de nos langues, elle nous survit et nous, nous vivons à travers elle. Sur le plateau du monde, des millions de petites langues s agitent en tous sens, pour que se fasse l'immense langue vivante". "La course de la langue" dans chacune de nos bouches, dans chacune de nos têtes, Jacques Rebotier tente de la saisir dans ses moindres flexions, inflexions, intonations. Introduire la musique dans le monde des mots, c'est aussi "s'intéresser non pas a sa construction. forme, structure. mais à son pouvoir de détruire. Sa capacité à faire penser à côté, ailleurs, capacité à dé-former-les pensées, les vies." (Le désordre des langages, 14 janvier)
Les paroles échangées sont perpétuelle histoire comme elles sont vaste texte.
En regard, l'écriture se fait collage ou montage, recueillant, rassemblant des bribes du réel. Elle devient kaléidoscope ou stéréoscope. Tout est "poétisable", même l'élément le plus trivial ou le plus prosaïque. Avec Jacques Rebotier, chaque phrase pourrait "presque" venir de nous. Agit-il d'un jeu, ou d'une sorte de miroir qui irait, "voilà, ça c'est vous" ? En réalité, il s'agit un peu des deux. Le tissu verbal quotidien est matière, un matériau. Ecrire à partir d'éléments concrets avec un miroir à peine déformant, réaliser une sorte de collage brut de mots, de phrases empruntées directement à nos conversations courantes, une forme de réalité froide montée comme au cinéma, sans toucher, avec seulement des petites torsions. des équivoques. de légères ambiguïtés. Par la même, Jacques Rebotier cherche à court-circuiter la déperdition de sens dans laquelle nous sommes plongés. "La vie est courbe" nous dit-il.
Se mouvoir dans l'écart qui préserve, c'est retrouver la franchise de l'expression qui soudain nous échappe et nous engage à reconnaître ses échappées, ses inventions et la découverte de significations non encore soupçonnées. "Je recherche l'ouverture maximum du sens pour un minimum de signes. A partir de là l'imagination de celui qui voit et entend se met en mouvement. et ce qui m'intéresse, c'est ce mouvement dans la tête de celui qui perçoit, il devient actif. Je cherche par mes textes à restituer le pouvoir actif du sens ou des sens." Lutter contre une langue univoque pour retrouver toute la force de l'imaginaire, c'est retrouver un peu de "jeu" et du "Je". Un autre sens peut apparaître qui est comme le négatif du premier. Plus qu'un deuxième sens, un peu plus de conscience.
Le théâtre de Jacques Rebotier se situe dans un espace ludique, où les mots du quotidien revêtent un tout autre visage. Retrouver la saveur du jeu, c'est aussi redécouvrir cette naïveté enfantine, qui seule nous ouvre la voie du rire. Jouer avec les mots, les sons, c'est non seulement être à l'écoute de la langue mais c'est redonner au rire la seule place qui lui convienne, la première : " Je regardais ce qu'un éclat de rire révélait comme étant l'essence des choses à laquelle j'accédais librement ; Je ne faisais nulle différence entre rire d'une chose et en avoir la vérité, c'était généralement l'existence de "ce qui est" et moi-même qui me faisait rire."
"L'emportement du rire" dont parle Georges Bataille, voilà ce qui ne souffre aucun calcul. Ne plus s'appartenir, "être soi-même ravi par soi même", c'est se risquer à s'élancer, à se jeter hors de soi. Au lieu de nous fermer, l'écart nous ouvre, au lieu de se suffire à lui-même, il induit la pluralité du sens.
L'écart inaugure le passage à une conscience neuve, qui se situe où nous ne pouvons prendre racine : l'entre-deux. "J'aime les moments où l'on va s'endormir et ceux où l'on n'est pas encore bien réveillé, l'entre-deux. Le cerveau est en roue libre et, en même temps, en prise avec la réalité. Le moi qui flanche et le réel qui tire le cerveau par la manche. On ne distingue pas trop l'intérieur de l'extérieur. Il peut donc y avoir mélange d'idées, accumulation de sensations, déplacement du regard, quotidien flou. Rêverie."
Jacques Rebotier nous invite à retrouver cette vertu d'"étonnement" qui prend acte d'une dénivellation dans le monde et dans la langue. Le monde que je vis, c'est celui que je parle ? ou encore comme le dit Wittgenstein : "Les limites de mon langage signifient les imites de mon propre monde."
Frédérique Bruyas,auteur d'un mémoire de DEA "Jacques Rebotier, la langue du corps, le corps de la langue"
Un vélo n'a que des ouvertures et pas de fermetures. A vélo, on peut presque rouler sur une frontière, sans appartenir à aucun pays.
Chez les Grecs, l'ombilic de la terre est la passe des enfers, l'entrée, ou la sortie du séjour des ombres, le centre du monde.
Aujourd'hui, dans les trains, il n'y a plus d'ouvertures, il n'y a que des fermetures. (Lorsqu'ils sont en service.) Dans les trains, les fenêtres ont été, sont, remplacées par des vitres.
Plus un train, un avion, va vite, et moins il est ouvert.
Il existait de nombreux centres du monde.
Aujourd'hui, charnière du vingtième et du vingt et unième siècle, on observe dans les villes de nombreux bâtiments transparents de fenêtres, de portes, et de murs.
L'existence généralisée de larges portes vitrées, régulièrement fermées, semble être la caractéristique de notre époque.
Attention, sécurité !
On pourrait ainsi aisément montrer la corrélation profonde entre les humains et les papillons.
Une charnière est une frontière capable d'articulation.
De Saarbrücken à Forbach le charbon s'étend sous la terre, galeries, voies ferrées, un kilomètre plus bas des mineurs en chariot traversent la frontière, ils ont leur propre douane.
Un charnier porte souvent la marque étroite de l'invisibilité.
Aujourd'hui, 6 mars, nous roulons en automobile, nous roulons sur des mineurs.
Chaque jour un grand nombre de vers de terre passent également la frontière, sans aucun contrôle. Un grand nombre de vers de terre passent quotidiennement la frontière, en toute illégalité.
Les filons de houille ne reconnaissent pas les pays. Les filons de houille ignorent la douane. La douane en revanche cherche, cherchait, à voir la houille.
Sur toute la surface du Tibet, un mur invisible et mental…
……….Chinois et Tibétains et tibétains,………………….et
tout particulièrement à Lhasa, Tibet, Chine, Tibet, Chine, Tibet, Chine.
Dans les systèmes de pensée, les pensées sont fermées avec système.
Le dos de la langue (poésie courbe), éditions Gallimard
Théâtre de chambre, concert-parole…Bon, tenter la remontée aux hautes sources du plateau, qui est le corps, et au corps du corps, qui est la voix. Un petit voyage intérieur, à l'intérieur de la parole, et de sa fabrique.
Zoomer donc de l'espace à l'acteur, cadrer sur son corps, mieux : sa bouche. Voilà, rester là, la bouche, et ce qui en sort, le fil de la voix, la mécanique du souffle, tentative pour entrer dans cette usine-là par cette ouverture-là : la bouche.
Connecter sur spectateurs, très exactement leurs oreilles. Pas bouger. S'efforcer d'attirer les oreilles sur le plateau, par aimantation, voir carmen, charme, incantation. Y-a-t-il encore place pour les oreilles ?
Renoncer pour un temps aux séductions de la scène, de l'espace, et de la vue, pour un théâtre de la bouche, voire des lèvres, rideau des lèvres, murs, mer, murmures.
(Relire en passant Théâtre de bouche de Gherasim Luca, puisqu'il s'agit bien sûr ici de poésie, qui seule peut tenir jeu égal entre le son et le sens.) Non pas la profération, mais quelque chose comme une " rétrofération " (Relire en passant Eloge de l'ombre, faire éloge de la parole, et de son ombre, la pensée.)
Faire éloge de la pensée et de son libre fil. Entrer dans sa vraie logique qui est aussi celle du son, de la couleur, et du rêve. Mettre ça à voix haute, enfin pas trop, non. Pas détruire jolies volutes bleues. Rêverie au fil de la pensée, pensées papillotantes, lumières flottantes, bribes de sens.
Parler, chanter, parler-chanter, chantonner, chantouiller, chanter. Chœur, à deux. (Réentendre en passant les chœurs de Réponse à la question précédente.)
Plan arrière : la rumeur ou le bruissement du monde.
Jouer le jeu -la carte- d'un théâtre de l'intérieur, et du très intérieur, qui est l'intime. Jouer la magie, ou bien sinon tant pis.
Et le sans adresse, essayer ? : non pas le tu, mais le je, ou mieux l'intimité du soi, se parler à soi-même, c'est-à-dire à personne, est-ce qu'on peut faire théâtre avec ça ?
Essentiel d'essayer d'entrer dans la pensée quand elle ne dit pas "tu", quand elle ne se pense pas. Quand elle pense toute seule (ce qui constitue d'ailleurs les 90 % de son activité !).
Penser quelque chose du côté de la pensée à voix haute.
Grande évidence, petit mystère : l'être humain parle en expirant. Il parle sur son expir, mieux, il l'utilise, le détourne, broye le souffle, le malaxe, le sculpte de sa langue et de tous ses muscles buccaux pour en faire: parole. Parasitage pur. Commensalité dirait le petit héron perché commensal sur son hippopotame. Mystère, deuxième : mon corps est traversé d'air, d'univers, bref d' extérieur. Scandale : mon très intérieur est en réalité un très extérieur ! Et ce que j'appelle mon corps est en réalité, fragile épaisseur entre paroi interne et paroi externe, le mince vêtement de ce conduit. Périssable et léger, à peine épais.
Explorons cette ouverture-là, et quelques autres, du corps.Puis re-zoom, mais arrière, autres orifices : dans les maisons, les trains, et ces trous que font les vers dans la terre, et les galeries minières qu'opèrent d'autres vermisseaux.
Que dire alors de tous ces murs qui s'efforcent de stopper le flux, frontières des états, portes et cloisons des maisons, peaux des corps ?
Lever l'ancre avec des acteurs-aventures, aimés aussi pour leur oreille et leur goût de la forme.
Jacques Rebotier
Le Dos de la langue, paru chez Gallimard, est un ensemble de textes qualifiés de « poésie courbe » par Jacques Rebotier, leur auteur. L’un d’eux porte en titre Les Ouvertures sont (sans ponctuation finale) : discours syncopé, suite de réflexions rêveuses, sur les murs, les barrières, la peau, les frontières. Et ces trous qu’il y a dans les hommes, les maisons, les trains, la terre. « La parole est un parasitage de la respiration » affirme Jacques Rebotier, et il le prouve.
On le connaît grand manipulateur de mots, grand maître de ces jeux retors qui démantibulent les sens connus, les distordent, les creusent, et finissent par en débusquer les sources de la vie. On le connaît auteur, musicien, metteur en scène. Et toujours poète, imperturbablement saugrenu.
Parce qu’il n’a pas écrit Les Ouvertures sont en pensant au théâtre, il décide de porter sur scène ce texte totalement intérieur et finalement assez grave. Intime.
Une sorte de conférence, ou de confidence. Juste le va-et-vient fascinant d’une pensée qui arrive par vagues calmes et irrégulières, qui entraîne dans le mouvement d’une logique poussée jusqu’à son point limite : l’absurde. Il s’ébroue dans l’irrationnel avec l’aisance d’un enfant malin, capable d’inventer plus, plus vite et plus fort que le plus sérieux des surréalistes.
Ils sont deux, un homme et une femme, qui se passent la parole, unissent parfois leurs voix en une sorte de chœur, un chœur très quotidien dans un environnement de reflets lumineux. Comme si elle et lui habitaient un autre monde, étranger et familier, parcouru par les bruits que nous connaissons, qui traversent nos jours, les accompagnent – la rue, le métro, le vent, les téléphones, les imprimantes, les murmures de l’eau…
Colette Godard - www.theatreonline.com
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« Les papillons de Jacques Rebotier à l'assaut de la mondialisation »
Dans la famille « Porto Alegre », Jacques Rebotier pourrait occuper la place du poète. Il manifeste, loin des autres, avec les autres, autrement. Sans grandes phrases, sans déclarations tonitruantes, dans l'assemblage de mots frêles, baignés de sons de tous les jours et d'une lumière comptée. Ses bribes balbutiées s'opposent aux grands chœurs planétaires, et contraignent à dresser l'oreille, dans l'attente des craquèlements du béton libéral-total.
Pouvoir écouter, simplement, représente déjà une forme de libération, de résistance. Une désaccoutumance de l'universel péremptoire. Pourtant, les « ouvertures » sont, reconnaît-il, en s'ingéniant à montrer qu'elles ne seraient pas. Il les voudrait simplement musicales, balayant les cliques et les couacs, pour une harmonie de scène. Jacques Rebotier aime parcourir les frontières.
A condition qu'elles soient ouvertes. Sinon, il les prend par l'étymologie, par la géographie, et de leurs pointillés dessine le cadre d'un écran profond où vient s'inscrire un couple taillé présentateurs de télé. Lui (Eric Frey) et elle (Océane Mozas) délivrent les dernières nouvelles du front poético-politique. Ils forment le revers aimable des haut-parleurs de la globalisation.
A ceux qui savent tout, en grands maîtres des dépêches, ils opposent le doute, la pudeur, l'ironie active de la personne éveillée, sensible aux frémissements de l'air. Ils sont comme deux papillons qui battraient des ailes sur le rebord d'une fenêtre, tenant en respect l'ombre d'un char d'assaut.
Jean-Louis Perrier - Le Monde - 2 février 2002
« Qu’il est beau le débit des mots »
Jacques Rebotier donne corps à la mécanique du langage à Nanterre. Avant un spectacle, la salle bruisse de conversations, de journaux compulsés et de bonbons dépapillotés. Sur la scène des Ouvertures sont de Jacques Rebotier, quand le public s’installe, un homme marche de long en large dans un décor sépulcral, voilé par un rideau de gaze, avec au centre, la découpe d’un écran plat de télévision géante.
Lorsque le noir se fait, les bruits du public sont aspirés de l’autre côté, c’est tout le plateau qui résonne de conversations feutrées, on est passé en douceur de l’autre côté du miroir. Puis, plus rien. Rien qu’un visage, comme suspendu au milieu de la scène.
De quoi parle-t-il ? Du langage justement, de sa mécanique première, pneumatique, le souffle, l’inspiration et l’expiration : « On peut parfaitement observer sa parole sous l’angle des ouvertures et fermetures successives réglant le débit de l’air. Mais le risque est grand de ne plus comprendre ce que l’on dit. » Prenons le quand même.
Bouche à oreilles. Résumons l’intrigue : la scène se passe dans un crâne. Puis deux, car Océane Mozas rejoint le premier homme, Eric Frey, sans que leurs propos viennent constituer la moindre ébauche de dialogue.
Il s’agit donc d’une conversation intérieure, les gestes sont réduits au minimum, pour que l’on se concentre sur les corps des protagonistes, et plus encore sur leur voix, ou, comme le dit Rebotier, sur leur bouche : « Voilà, rester là, la bouche, et ce qui en sort, le fil de la voix, la mécanique du souffle, tentative de rentrer par cette usine-là, la bouche : connecter sur spectateurs, très exactement leurs oreilles ». Exercice ingrat, dont on pense qu’une simple radio pourrait suffire à s’acquitter.
Mais chez Jacques Rebotier, homme de théâtre mais aussi musicien, mathématicien, comédien et poète, les mots prennent corps, un peu à la manière des phylactères des bandes dessinées, pour former des bulles qui éclatent sous nos yeux, tant ils sont triturés, tripatouillés, démontés, réduits à leur plus simple expression, qui se révèle d’ailleurs extrêmement complexe.
Exemple, tiré par la manche d’un précédent spectacle (réponse à la question précédente): « Les mots eux aussi ont une tête et une queue, à l’excepté de ceux dont la tête est égale à la queue, comme cou-cou, né-né, ou tu-tu ».
Quand au corps, il n’a qu’à bien se tenir sous peine, lui aussi, de passer à la découpe : « on pourrait diviser le corps suivant un axe horizontal et observer alors deux jambes, et deux bras, des pieds et des mains, une bouche, et un anus, deux fesses et deux lobes cérébraux, mais il serait difficile d’aller plus loin ».
Borborygmes : ces propos dont la drôlerie ouvre des gouffres de réflexions, ne passent pas la rampe en toute tranquillité. Ils sont perturbés par une armée de parasites, dont les apparitions aléatoires tombent toujours à bon escient : annonces de gare tout aussi inintelligibles que les vraies, borborygmes pour relativiser le sérieux du discours et rendre la littérature à l’estomac.
Tout cela produit une musique incongrue, l’exécution d’une « partition de paroles » pour restituer « dans sont étrange nudité l’infinie rumeur de la langue qui se parle à elle-même», qui dit quelque chose à nos cerveaux ».
Tout décontenancé que l’on soit par ce concerto déconcertant, on donne bien volontiers sa langue à ça.
Alain Dreyfus - Libération - 17 janvier 2002
Ouverture, comme courant d’air ? Il est en tous cas question de souffle et de respiration, dans ce texte dont on serait tenté de dire qu’il a été écrit à voix haute. Musicien, Jacques Rebotier entend la phrase, les mots, le souffle. Et les fait entendre à travers les voix des comédiens Eric Frey et Océane Mozas.
Tiré du Dos de la langue, son dernier recueil, Les Ouvertures sont procède par glissements, bonds, décrochages, associations d’idées, de sons. Cela commence dans le noir et dans un souffle, celui d’Eric Frey. Méthodique dans sa fantaisie, le texte va tout en se retournant sur lui-même, tout en se regardant avancer. Les deux comédiens se posent en conférenciers discrets et volontiers investigateurs. Ils ne savent pas vraiment où leur réflexions les mènera. Jacques Rebotier parle de « pensées papillotantes ».
Une pensée qui s’interroge sur les ouvertures et donc sur leur contraire, les fermetures. Par exemple, les murs : le rideau de fer, la ligne Maginot ou encore celui qui sépare les Etats-Unis du Mexique. Ce dernier pose la question de la libre circulation et permet d’intéressantes comparaisons sur ce qui se passe des deux côtés de la frontière.
La pensée pourrait ainsi suivre sa divagation, des ouvertures du corps à celle de la maison par exemple. Ou en observant qu’en avion, les ouvertures « sont généralement fermées ». Tandis qu’ « un vélo n’a que des ouvertures et pas de fermetures. A vélo, on peut presque rouler sur une frontière, sans appartenir à aucun pays ». On remarque qu’« un corps hermétiquement fermé cesse très vite d’être un corps ». Ainsi va cette fugue pétillante où la pensée se fait musique, jeu, servie par deux comédiens épatants.
Aden - 6 février 2002
Passage Molière - 157, rue Saint Martin 75003 Paris