Si Ali Moini était peintre, Lives serait un repentir. Reprenant un solo créé en 2008 à Téhéran sous le titre My Paradoxical Life, il efface, défait, refait. Oublié, l’omniprésent partenaire de papier noir. Supprimée, la déambulation du public à travers le théâtre. Reste la complexité du sujet… Fragmentation de l’identité et impermanence de l’être… Dramaturgie mouvante et recherche du personnage… Autant de thèmes récurrents chez Ali Moini, également traités avec brio dans sa pièce pour groupe It shocks me but not you.
Ici, c’est l’épure qu’il recherche. Pour aller droit à la subtilité du sujet, il fait appel au musicien et designer George Apostolakos. Lui-même formé à la musique et au chant avant de céder aux sirènes de la scène dramatique et chorégraphique, il trouve un juste écho chez cet artiste qui a étudié les mathématiques et les arts visuels et joue avec maestria de la gamme des nouveaux médias. Confortés par une belle amitié et tous deux au carrefour des arts illustré par le programme New Settings, ils nous entraînent pour leur première collaboration dans les méandres du moi.
Primordial dans le langage d’Ali Moini, le son est à la une du dispositif conçu par George Apostolakos. Un minutieux travail d’amplification démultipliera la voix de l’interprète, son discours et sa narration, précieux atout pour qu’il se considère comme autre et explore le dialogue avec un moi multiple. Comme dans tout voyage en soi-même, la destination reste inconnue. « Si je savais d’avance ce que sera le spectacle, je ne le ferais pas », dit Ali Moini, offrant au futur spectateur l’avant-goût de sa propre attente.
Pouvez-vous nous parler de My Paradoxical Life, le solo que vous avez créé à Téhéran en 2007 ?
C’était une sorte de pièce autobiographique. J’essayais de regarder ce que voulait dire être un artiste en transition. J’étais sur le point de quitter l’Iran. Et aussi de quitter le théâtre pour me déplacer vers la danse contemporaine. Dans cette pièce, j’essayais de jouer sur l’idée du « me, myself and I » avec les matériaux que j’avais choisis mais je ne crois pas que j’ai eu le temps alors, ni les bonnes idées, pour travailler dessus.
Quand on crée une pièce à Téhéran à quels genres de contraintes (politiques, économiques…) est-on soumis ? Cela a-t-il influencé vos choix en travaillant à My Paradoxical Life ?
En Iran, quand vous voulez présenter une pièce (théâtre, performance artistique, danse – et bien sûr, on n’a pas le droit légalement de présenter de la danse sur scène, donc on n’appelle pas cela danse même si on croit que c’est de la danse, en général on appelle cela « théâtre physique » pour avoir le droit de le présenter), la seule façon c’est de présenter votre pièce ou votre intrigue au Comité d’art dramatique. En Iran, il n’y a pas de compagnie de performance privée ou semi -privée, donc vous devez présenter votre pièce au Comité d’art dramatique qui est la seule structure autorisée à financer des spectacles. Ils lisent l’intrigue ou la pièce, et s’ils l’acceptent, ils vous offrent un lieu pour répéter. Quand vous avez fini, un jury voit la pièce et s’ils n’ont pas de problème avec, ils vous autorisent à la diffuser et apportent une aide financière pour les représentations. Dans l’ensemble, les contraintes portent sur la religion, la politique et la sexualité. Donc, si rien ne leur semble franchir les frontières interdites quant à ces trois sujets, vous réussissez à faire représenter votre travail. Ils ne s’intéressent pas à la qualité artistique. Si, en revanche, vous transgressez ces frontières, soit ils vous demandent de changer, soit ils vous disent non. Voilà, c’est aussi comme cela que ça s’est passé pour moi et, heureusement, le jury n’a rien trouvé à redire ni à l’intrigue ni à la pièce finie.
Lives est une re-création de My Paradoxical Life. Pourquoi vouliez-vous retravailler sur cette pièce ?
C’est simple : elle n’était pas terminée !
Qu’est-ce qui va changer entre la premièr et la seconde version ? Est-ce seulement que vous allez utiliser des effets sonores plus complexes ?
Et si on posait plutôt la question : qu’est-ce qui sera pareil ? L’idée est la même. Travailler à ce qui m’intéresse, à savoir cette idée du « me, myself and I », ce Moi que je rencontre sous trois angles différents, selon trois points de vue. À aucun moment, ces trois Moi ne coïncident, n’entrent en conversation, ils sont là dans des plans séparés. Et c’est cette structure clivée, pas schizophrénique, mais quand même distincte, sur laquelle je vais travailler. C’est tout ce que je peux dire car je ne sais pas ce que cela va donner. Je connais le point de départ et je ne sais rien du résultat. En fait, si je connais le résultat dès le début, je n’ai plus envie de créer la pièce. L’idée d’une nouvelle technique sonore, un haut-parleur si petit qu’on peut le placer dans la bouche par exemple, n’est pas le coeur de la pièce, même si c’est très important. C’est juste un moyen de travailler acoustiquement autour de ces différents. À moi de les faire ressortir.
Il semble que Lives soit une pièce autour de la multiplicité, mais paradoxalement c’est un solo. La contradiction entre multiplicité et unité vous intéresse-t-elle ?
Il semble que Lives soit une pièce autour de la multiplicité, mais paradoxalement c’est un solo. La contradiction entre multiplicité et unité vous intéresse-t-elle ?
Le peintre Francis Bacon semble être une de vos grandes inspirations.
Oui. Je ne suis pas un spécialiste de la peinture ou des arts visuels mais je sais que j’aime beaucoup ses tableaux. Son travail est très original. Une sorte de simplicité. Une sorte d’obsession des formes et des couleurs. Même si beaucoup de gens lisent ses tableaux comme une projection de sa vie qui a été difficile, pleine de tragédies, ce n’est pas mon cas. Bien que ses oeuvres semblent très violentes, dures et agressives, je vois en elles une forme d’humour et de blague. Son travail comporte beaucoup de couches et en cela est très efficace. Ce qui m’intéresse aussi est la façon dont il que cela ressemblait à de la photo à faible vitesse d’obturation et ça me semble juste. On dirait qu’il arrête le temps quand il saisit son sujet, ou son imaginaire, pour le peindre sur sa toile, et on peut sentir la suspension du temps, des idées, des sensations, des sentiments et de l’espace.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler avec George Apostolakos ?
J’ai connu George à Angers. Un jour, je lui parlais de My Paradoxical Life et des problèmes techniques que je rencontrais avec le son et il m’a dit : « mais ce que tu veux faire, ce n’est pas impossible ! » Je lui ai parlé de ce dont j’avais besoin et en ce moment, il essaie de créer un outil sonore qui pourrait correspondre. C’est encore en cours de conception, mais je suis sûr que nous allons trouver.
Entretien réalisé par Stéphane Bouquet, juin 2013
17, boulevard Jourdan 75014 Paris