Étienne Lepage et Frédérick Gravel ont quelques points communs : ces deux Canadiens, respectivement auteur et chorégraphe, aiment penser la scène comme un espace de jeu où faire cohabiter des fragments de texte, des sons et des corps. Ils partagent un goût affirmé pour la combinaison de la réflexion et de l'émotion. Avec Logique du pire, ils signent leur deuxième collaboration en tant que metteurs en scène.
Leur précédent spectacle s'appelait Ainsi parlait…, en référence à Nietzsche. Celui-ci s'inspire de Clément Rosset qui, dans son livre Logique du pire, s'interroge sur la possibilité d'une philosophie tragique qui dissoudrait l’ordre apparent et affronterait le chaos.
La traduction scénique s'incarne dans cinq interprètes qui habitent nonchalamment un plateau quasi nu et déroulent de courts textes corrosifs mettant en scène des personnages dans des situations d'abord banales, mais qui, poussés dans leurs retranchements logiques, basculent dans l'extrême : une femme se trouve face à une porte qui ne veut pas s'ouvrir et finit par transpercer le crâne de celui qui se trouve derrière ; un homme, accro au sexe, en vient à mettre son membre en charpie à force de se masturber ; une femme énumère les raisons de se sauver en courant… Tantôt les monologues se transforment en dialogues – ou plutôt en jeu de questions-réponses – tantôt, ils passent de l'un à l'autre comme dans un relais.
C'est parfois drôle, souvent acide, parfois délirant, souvent foisonnant, parfois intime, raconté comme une confidence, souvent cru, exposé sans fard et sans retenue : les personnages énoncent leurs faiblesses, s'affirment comme de mauvais amis, de mauvais « chums », de mauvais fils et pour finir, de mauvais humains. Ici la pensée est comme un sport de combat qui ne laisse personne au repos, et la vie une farce féroce et cruelle qu'il vaut mieux affronter stoïquement.
Les interprètes, dans le détachement qu'ils ont à énoncer des horreurs, pourraient être effrayants. Il n'en est rien. Car ces êtres ici cherchent simplement, avec une forme d'indifférence ou de candeur, sans filtre, à comprendre et raconter ce qui leur arrive. Perdus, insouciants, désinvoltes, tranquilles ou désabusés, ils observent les situations comme des choses surprenantes et désarmantes, tels des enfants devant le grand jeu compliqué qu'est la vie.
Ils sont affreux, souvent, mais jamais méchants et, selon un mode cathartique, permettent de savourer que soient énoncés à voix haute les petits travers, les grandes hontes et les défauts mesquins habituellement remisés sous le tapis. Le paradoxe réjouissant de cette pièce est ainsi de vanter la cruauté et la « logique du pire » comme principes de vitalité en livrant un spectacle qui n'est jamais ni cynique ni pessimiste : se confronter au pire permet au contraire de le déminer.
L. D.
Comme pour Ainsi parlait… présenté au FTA en 2013, le spectacle est constitué de courts textes mettant chacun en scène un personnage dans une situation extrême. Et pourquoi pas un seul personnage dont on suivrait le parcours ?
Étienne Lepage : Je trouve important que ce soit un groupe uni dans une même quête. Si j’avais créé un seul personnage, j’aurais peur qu’on ait l’impression qu’il s’agit de sa quête à lui, comme s’il était frappé d’un problème personnel. En créant un groupe, cela permet d’en faire un enjeu existentiel humain. Et ils ne sont pas ainsi seulement parce qu’ils veulent déranger le public, mais parce qu’il s’agit d’un besoin incontournable de vérité, de critique.
Une hygiène mentale en quelque sorte qui passe par l’affrontement héroïque de l’implacable. Je pense que chacun de mes textes est une proposition assez dure sur le monde. Le ton peut être comique, touchant, brutal, mais ils expriment toujours une même préoccupation philosophique de s’approcher du pire, du laid, du cruel, du sombre. Parfois, le personnage est manifestement à la recherche de cette dureté, parfois il la trouve malgré lui, au détour d’une réflexion ou d’un souvenir. Et c’est cette attitude, ce besoin, à la fois critique et salutaire, agressif et essentiel, de s’approcher du dur qui motive le spectacle. J’ai toujours trouvé une grande lumière dans la dureté intellectuelle. Mon travail d’auteur, ce n’est pas de dire ce que je pense ou ce que je vis. C’est de fabriquer des expériences valables, que j’aimerais amusantes et exigeantes, autant émotionnelles
qu’intellectuelles, et pour y arriver, je choisis ce qui a le plus de potentiel. L’attitude de la dureté m’apparaît riche sur le plan dramaturgique, propice à faire vivre des choses intéressantes au public.
Il s’agit de votre deuxième collaboration après Ainsi parlait... vous avez chacun un style bien défini. Quels sont vos points communs ?
Frédérick Gravel : Nous avons le même âge ou presque. Nous cherchons tous les deux à interroger la place de notre art dans le monde. Nos oeuvres respectives sont des prises de position autour de ce questionnement. Et surtout, ensemble comme séparément, nous sommes des créateurs de matériaux. Je ne me vois pas comme un metteur en scène qui sait où il s’en va et qui entraîne ses collaborateurs dans son sillage. Je crée des images, des mouvements, de la musique, des éclairages, j’essaie de comprendre comment tous ces éléments peuvent cohabiter, et tous mes collaborateurs peuvent s’exprimer, triturer les matériaux. Étienne écrit comme ça aussi, propose des matériaux pour jouer, explorer. Il est rare qu’il arrive avec un texte auquel on ne touche pas. Sa pensée est déjà livrée et même si nous nous amusons dans les textes, leur essence demeure. Nous créons des outils, du matériel de scène. Une fois que c’est fait, nous y travaillons tous ensemble.
Étienne Lepage : Sur un matériau morcelé, je vais avoir rapidement tendance à vouloir créer un sens, à souhaiter développer un lien dramatique, Frédérick m’en empêche et c’est très bien. Si je suis tout seul, je cherche à ce que cela devienne vite signifiant.
Frédérick Gravel : Et moi, c’est ce que j’apprécie chez Étienne ! Il va appliquer une couche de lecture alors que moi, j’aurais plutôt produit encore d’autre images, cela aurait donné un spectacle chargé, avec plein d’éléments différents, mais nous n’aurions pas saisi la dramaturgie, la progression, le sens plus clair, plus maîtrisé. Dans mon travail de chorégraphe, je ne cherche pas à dire quelque chose de précis, plutôt à montrer des symptômes de ce qui est là, et à en tirer une certaine poésie. En danse, dès que le sens de l’action prend davantage d’importance que l’image ou le geste, je me dis que ça ne sert à rien de faire cette image ou ce geste. C’est pourquoi en général je me méfie du sens.
Réussir à penser le pire, n’est-ce pas une manière de répondre par l’absurde au désordre du monde ?
Étienne Lepage : J’aime placer les spectateurs devant des certitudes qui se défont, détruire des structures de pensée. Provoquer, oui, mais intellectuellement, briser les idées toutes faites. L’accumulation de mises en échec nous fait prendre conscience du côté angoissant de chaque scène.
Frédérick Gravel : On philosophe à coups de marteau ! C’est une position de l’esprit assez constructive, en fait, qui réveille brusquement, comme une grande claque. Cela permet de changer les perspectives, d’un coup. Il faut ensuite doser entre l’humour, les idées et la noirceur.
Par Diane Jean au Festival TransAmériques 2016.
76, rue de la Roquette 75011 Paris