Manuel d’engagement politique est le troisième solo humoristique d’Yves Cusset, après Le remplaçant (2003) et Rien ne sert d’exister (2006). Si les deux premiers avaient une tonalité clairement philosophique et fortement existentielle, celui-ci aborde pour la première fois de front la question politique.
On suit dans ce solo, à travers six grandes séquences, la folle trajectoire d’un individu qui se lance sur la recommandation d’un de ses amis, « un type très à gauche », dans l’écriture d’un spectacle engagé, et abandonne au bout du compte son projet, après quelques investigations, pour aller se faire interner à sa propre demande dans un asile qui a de fortes ressemblances avec le monde libre qui est le nôtre.
Ses interrogations sur le sens réel de l’engagement et du militantisme, sur la différence entre la droite et la gauche, ses efforts contre-nature pour passer de droite à gauche, sa volonté de constituer un groupe des SAGES (Solitaires Anonymes de la Gauche Endormie et Silencieuse) au milieu de la nuit des prolétaires, sa folle relecture de Karl Marx, sa vaine tentative pour prendre sa part de la misère du monde, le conduisent à des réflexions et des récits où s’entremêlent la drôlerie, l’absurdité et le désespoir.
Le manuel s’avère à l’arrivée un anti-manuel, et l’on ne pourra tirer de cette fable d’autre leçon que celle de Blaise Pascal : « Les hommes sont si fous que ce serait être fou par un autre tour de folie que de n’être pas fou ».
Si le thème est différent, l’esprit et l’humour restent de même facture que dans les deux précédents solos : ils sont faits de jeux de mots à la fois lacaniens et devossiens, de raisonnements par l’absurde où la jubilation provient surtout de la contradiction, d’une manière de trimballer avec douceur le public dans des labyrinthes sans issue, et de susciter toujours à l’arrivée l’étonnement et le questionnement, plutôt que de proposer des réponses.
Les spectateurs qui ont assisté aux premières lectures de cet étrange manuel ont souvent parlé d’humour juif : un humour toujours ambigu et contradictoire, où l’autodérision est omniprésente, où le sens ne cesse de se dérober quand on croit le tenir, un humour fait parfois de mélancolie et d’espoirs brisés, mais aussi de la joie toujours renouvelée de partager avec les autres hommes l’absurdité d’une même condition mortelle. Ce qui n’empêche ni l’onirisme ni les envolées poétiques.
La première intention d’Yves Cusset comme auteur de solos d’humour est de renouer avec une certaine forme du café théâtre, peut-être assez proche du clown, dans laquelle l’acteur interpelle naïvement le public pour susciter le questionnement commun. Loin du « Stand up » ou du « one man show » à sketches, il s’agit de créer un espace de partage pour l’étonnement par le biais du rire. Et malgré un contenu à la fois politique et philosophique, l’intention n’est ni didactique ni moralisatrice, la question survit toujours à la réponse.
La mise en scène de Fanny Fajner cherche avant tout à favoriser ce partage, elle est tout entière au service du texte et de son adresse au public ; elle consiste avant tout en une direction d’acteur qui permet à la fois l’incarnation d’un personnage, fait d’un étrange mélange de naïveté et de deuxième degré, et son rapport direct et permanent avec le public.
La scénographie est là pour transformer chaque séquence en un tableau singulier, en jouant en particulier sur l’évolution négative du personnage, qui va progressivement, à travers une série de changements de costumes, vers la blancheur immaculée, représentation tout ambigüe et ironique d’un nouveau commencement, au moment même où toute possibilité d’émancipation s’est évanouie.
Les lumières seront utilisées dans une visée essentiellement narrative et non symbolique – nous voulons éviter de souligner un sens qui doit émerger du texte. Un discret accompagnement sonore, sous la forme des Chœurs de l’Armée Rouge en sourdine, ponctue le spectacle, donnant progressivement l’impression d’une Révolution à l’envers, en illustrant ironiquement la dérive droitière du personnage.
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