Rosa Luxemburg et un morceau de l'Histoire
Et le texte ?
Intentions de mise en scène
De Berlin au Grütli de Genève en passant par Los Angeles, Mathieu Bertholet s'inspire de l'histoire, des mythes antiques et contemporains, du cinéma et de l'architecture. Il en tire la matière de pièces dans lesquelles le questionnement sur le monde importe autant que le renouvellement des formes théâtrales.
Clara Immerwahr, Klaus Mann, la famille Bass : les destins du XXème siècle ne cessent d'obséder Mathieu Bertholet. Cette fois-ci, c'est Rosa Luxemburg qui est au coeur de l'histoire. Mais Bertholet ne tient pas à raconter juste la vie de cette femme passionnée, convaincue, courageuse. Ici encore, dans ces moments où l'Europe brûle, bascule, révolutionne, où un monde disparaît pour laisser la place au nôtre, Bertholet modèle un morceau de l'Histoire, de l'aventure des Idéologies, des batailles politiques et de ces idées pour lesquelles Rosa s'est battue, pour lesquelles elle a été enfermée, pour lesquelles elle est morte. Des idées, lapidées à coups de monuments, qui semblent aujourd'hui plus que jamais mériter notre attention renouvelée.
Dans un même élan, dans un même travail, rendre abordable à la fois un pan de l'Histoire, quelques idées politiques et une forme théâtrale. En revenir, un peu, à Brecht, à Marx, à Müller. Continuer dans la lancée des précédentes créations de la compagnie MuFuThe et tisser la scène en entremêlant une écriture, les corps, souffles et voix des comédiens, au travers d'un travail choral et chorégraphique. Continuer encore d'ouvrir cette démarche, de la rendre publique dès le début des répétitions, en conviant des lycéens à participer aux entraînements physiques de la compagnie, en invitant tout un chacun à assister aux répétitions,... Cette création se veut multiple. Multiple parce que ce spectacle se créera dans plusieurs lieux : en Valais, à Genève et au Théâtre de Gennevilliers. Créations à chaque fois parce que neuves, transformées, évoluées, adaptées à chaque fois. Le texte se teintera du contexte politico-économique de chaque moment et de chaque espace (La Belle-Usine et son passé de centrale électrique pour une fabrique de munitions résonne avec la lutte pacifiste de Rosa, alors que le T2G, théâtre de tradition brechtienne dans une banlieue ouvrière et communiste corporalise une forme concrète de la lutte de Rosa.). Le décor, la lumière, pensés dès le départ comme protéiformes, rempliront chaque lieu en entier de leur existence.
Non pas comme s'il était à l'origine, mais plutôt comme s'il était un pré-texte. Que racontera-t-il de la vie de cette femme ? Comme pour revenir un peu dans un passé personnel, Bertholet se replonge dans une biographie berlinoise, cette ville qu'il a bien connue et où les noms propres de cette pièce à venir résonnent à tous les coins de rue : Liebknecht, Marx, Engels, Bismark, Kaiser Wilhelm...
Rosa a passé 834 jours en prison. Des jours seule. Des jours avec ses livres. Des jours à se souvenir de ses livres, de ses amis. Des jours à écouter les bruits de la rue traverser les barreaux. Des jours à attendre des visites. Des jours à s'en réjouir. D'autres à souffrir de leur départ. Tous les jours à penser. Un monde autrement.
Étendre, étaler le théâtre de ses pensées : les visites rêvées de Marx, de Leo Jogiches (À la fois partenaire de lutte et partenaire d'une longue période de sa vie, Léo est polonais comme elle. Ils se rencontrent ä Zurich, montent à Berlin ensemble, et ne se quitteront que pour des courtes périodes de disputes. Né dans une riche famille, il est aussi un soutien financier pour Rosa), de Lénine, de Clara Zetkin (Femme communiste allemande), de cette fille-mère à l'enfant qui hurle de l'autre côté de la cour, des oiseaux, les images de ces fleurs qu'elle fait pousser dans un coin de cour, ces lettres qui déçoivent parce qu'on a trop attendu pour les ouvrir…
Rosa Luxemburg, marxiste de la première et de la dernière heure retourne toujours aux sources, aux origines. Fervente défenseuse d'un marxisme du livre comme on pourrait être catholique de la Bible, elle utilise toute sa verve littéraire, sa fougue oratoire pour éviter que le socialisme ne se prostitue dans le parlementarisme. Combattante de tous les nationalismes, elle ne croit qu'à l'union de tous les prolétaires, sans pays, sans race. Elle ne se laisse pas cantonner dans un rôle de féministe d'avant-garde, préfère être de tous les fronts. Crainte des Polonais pour son refus de se battre pour une nation à laquelle elle ne croit pas, mise à l'écart par les Socio-Démocrates allemands pour ses convictions doctrinaires, elle est portée par les foules ouvrières qu'elle sait enflammer comme aucun autre.
Elle croit. Se bat. S'oppose. Impose. Ecrit. Crie. Harangue. Bataille. En public. En privé. Dans les salons. Dans les journaux qu'elle dirige, crée, reprend et fait revivre.
Elle fait peur, à droite, à la droite de la gauche, au centre de la gauche. Elle est l'extrême-gauche. Fondatrice des Spartakistes allemands avec Karl Liebknecht, précurseurs du Parti Communiste allemand, sa rupture avec le mouvement socialiste est consommée. Sur le front de la Révolution Russe en reporter, elle ne veut pas manquer l'événement, mais elle sent dans ces prémisses déjà l'embryon de la catastrophe soviétique, stalinienne… Elle préfère la Révolution par le bas, par la masse, à l'imposition d'une Révolution par le haut, par les armes, par un chef. Elle enseigne les idées marxistes, forme des délégués, écrit, vulgarise, explique, montre les injustices et donne les armes intellectuelles pour les combattre. Résignée, défaite mais pas renfrognée, elle attend paisiblement. Elle sait sa mort proche quand une tentative de Révolution en Allemagne est étouffée par le laxisme des Socio-Démocrates et la peur de l'Armée de perdre ses pouvoirs. Elle accepte son échec, convaincue que la masse ne devait pas être encore prête à se soulever. Elle ne pouvait et ne voulait pas les y forcer ou les diriger.
Et aujourd'hui ?
Elle savait que la lutte finale viendrait d'elle-même.
Demain ?
Il y a l'Histoire. Il y a les biographies. Il y a les Idées. Il y a les réflexions, les hésitations. Il y a ce moment dans l'Histoire : la chute d'un système, la possibilité d'autre chose. La chute des derniers rois européens, la possibilité des dictatures du Peuple. Et il y a les idées de Marx, de Lénine… Et puis, quand le feu se sera éteint, tout redeviendra comme avant, des dictatures auront remplacés des monarchies, les nations reprendront leurs territoires et le marché se remettra à marchander, à marcher.
Et si aujourd'hui, ou juste hier, nous n'étions pas passé si loin de la fin d'un système. Le marché n'a-t-il pas frémi, pas tremblé ? Pourquoi n'est-il pas tombé ? La masse ne s'est-elle pas soulevée. N'en sait-elle pas plus aujourd'hui qu'en 1919 ?
Avec chaque projet, il devient plus difficile de définir la profession de Bertholet par des catégories claires : auteur/metteur en scène, chorégraphe du texte, dramaturge du corps... Lorsqu'il se lance dans un projet, dont il sait dès le départ qu'il finira par le mener au plateau, il envisage le spectacle dans son ensemble : ni le texte, ni le corps, ni la voix, ni la scénographie ne prennent la deuxième place. Pour éviter toute hiérarchie, il s'oblige même à retenir l'écriture, à résister au besoin des comédiens de se rattacher à un texte pour laisser aux autres éléments le temps de trouver leur place.
Parce que, son parcours obligeant, le texte est ce qu'on attend de lui en premier. Au travers des projets précédents, il a fabriqué un processus de construction qu'il souhaite approfondir encore dans ce projet. Distillant les informations sur les figures, la fiction et la dramaturgie de la pièce, il pousse les acteurs à construire d'abord une présence scénique très corporelle, on pourrait dire chorégraphiée. A partir de celle-ci, il replonge dans l'écriture pour transmettre aux comédiens un texte fini qu'ils auront à intégrer dans cette présence physique.
La question du spectacle unique et non-répété était déjà au centre du projet Case Study Houses : chacune des représentations se composait d'éléments différents, agencés de manière à chaque fois nouvelle, rendant à la fois impossible une vision complète du spectacle en tant que texte, mais permettant au spectateur, d'une représentation à l'autre, de voir (ou de deviner) les éléments (architecturaux) récurrents. L'avenir, seulement jouera encore de cette impossibilité d'une totalité et de sa répétition. Bertholet, plutôt que de retenir son écriture, a au contraire choisi pour ce projet de la lâcher. C'est un catalogue de quelques 600 scènes qu'il propose aux comédiens, construites de manière à laisser une variété de fable(s) s'y développer et travaillées sur le plateau pour empêcher le confort de la répétition. Ne présentant pas de partitions prédéfinies et attribuées spécifiquement à un comédien, ni de succession contraignante, ces scènes permettront à chaque représentation de trouver son autonomie propre, au gré des directions adoptées chaque soir par les comédiens. Il ne s'agit pas d'improviser ce spectacle, mais de jouer des différents et nombreux aspects qu'il
offre.
La scénographie, tout comme la mise en scène et les autres éléments de la construction de ce projet, intègre cette dimension de création constante et renouvelée propre au projet et à ces divers lieux de présentations. La scénographie remplira Gennevilliers, elle débordera du GRü, et elle submergera la Belle-Usine.
Le travail des acteurs, déjà décrit plus haut, paraîtra surtout dans sa physicalité, au travers du corps et de sa présence. Bertholet travaille à la fabrication d'un langage corporel spécifique. Associé à Cindy Van Acker pour la création d'un Sujet à vif, Rosa, seulement pour le Festival d'Avignon 2010, c'est enrichi de cette collaboration que Bertholet aborde le travail de mouvement des comédiens et du choeur qu'ils forment. Pour développer encore ce travail du mouvement, la MuFuThe a fait appel à Tamas Geza Moricz, danseur du Frankfurt Ballet, afin des les aider, au travers des techniques d'improvisation de William Forsythe, à trouver leur corps ailleurs.
Tous ces éléments participeront à la production de cet étalage de la vie intérieure dans l'enfermement de Rosa Luxemburg, entre rêves, cauchemars, espoirs et souvenirs. Un télescopage, une stratification entre ses espoirs, ses souvenirs et ceux du collectif formé à chaque occasion entre l'audience et les acteurs, doit être fortement induit par la fabrication du spectacle. La lumière et le son participeront fortement de cette inclusion/intrusion du spectateur dans les événements, surtout par des effets de persistances rétiniennes ou auditives ainsi que d'autres moyens liés aux sciences cognitives, jouant ici un peu de l'endoctrinement inhérent à tout système politique.
41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers
Voiture : Porte de Clichy, direction Clichy-centre. Tout de suite à gauche après le Pont de Clichy, direction Asnières-centre.
A 86 Sortie Paris Porte Pouchet. Au premier feu tourner à droite, avenue des Grésillons.