Représentation du merveilleux
Mille et Une Nuits sous un autre angle
Voyage radical et envoûtant
Trahi par son épouse, le sultan Shahriyar décide de se venger d'elle sur toutes les femmes du monde. Il en choisira une chaque nuit et la fera exécuter à l'aube. Pour échapper à la mort, l'une d'elles, Shéhérazade entreprend un récit palpitant qu'elle laisse inachevé à chaque aube nouvelle. Le stratagème fonctionne pendant mille et une nuits : le sultan préférera continuer de l'entendre plutôt que de la sacrifier.
Œuvre de la littérature mondiale, qui noue de façon cruciale la mort, l'érotisme et la parole, les premières traces écrites des Mille et Une Nuits datent du IX ème siècle ; elles ont été « mises en français » au XVII ème, puis à nouveau en 1900, suscitant à chaque fois enthousiasme et émerveillement pour l'Orient et le monde arabe, aussi bien dans les campagnes reculées que dans les salons des lettrés parisiens.
Le monde des Mille et Une Nuits a ainsi apporté à l'imaginaire occidental, par vagues successives, ses génies des lampes, ses chevaux ailés, tapis volants et autres ensorceleurs. Cette mine de récits n'a cessé d'inspirer la peinture, le spectacle, le cinéma, la publicité. C'est précisément cet aspect des Nuits que les jeunes artistes de Pseudonymo ont eu envie d'explorer dans quelques-uns de ses contes : la représentation du merveilleux. Et c'est là que leur travail avec la marionnette trouve sa nécessité : celle-ci permet de créer des réalités imaginaires, créatures fantastiques ou événements irréels. Ici, la marionnette ne remplace pas l'acteur, elle l'accompagne, elle accroît le potentiel magique des apparitions théâtrales.
Comme souvent dans l'histoire des compagnies théâtrales aujourd'hui, Pseudonymo a été créée au sortir d'une école, celle de la marionnette de Charleville-Mézières, en 1999. Ses membres viennent du Portugal, de Reims, de Paris. Pour leur précédent spectacle, Le Golem, Pseudonymo avait commandé à un auteur une adaptation du texte. Ce sera aussi le cas avec Mille et Une Nuits.
Après le mythe du Golem, les membres de la Compagnie Pseudonymo s'approprient la légende de Shéhérazade pour concevoir une vision radicalement personnelle des Mille et une nuits . Un voyage très troublant dans les profondeurs d'une poésie abstraite et ténébreuse.
La patte Pseudonymo est là, sombre et onirique : clairs et obscurs qui se conjuguent ; jeux d'ombres, de lueurs diffuses, d'opacités qui naissent et disparaissent mystérieusement ; créatures et figures chimériques qui convoquent nos fantasmes les plus inquiétants ; territoires sonores et musicaux (créés par Uriel Barthélémi) qui s'élancent dans des suites de souffles, d'échos, de grincements, de palpitations...
Tout cela traversant un matériau textuel drastiquement morcelé qui ne laisse surgir de l'histoire de Shéhérazade et de ses contes mythiques que quelques éclats noirs, diffus, quelques fragments disloqués ayant pour vocation d'enfanter un ailleurs et non de rendre compte avec application de la fable orientale. Car l'enjeu de ce Mille et Une Nuits n'est pas la narration. Shéhérazade n'est qu'une forme de matière première investie par les "Pseudonymos" pour sculpter « un monde fantastique dans lequel la distinction entre la réalité du dehors et l'intimité du dedans s'évanouit », « une surface obscure [qui] se déploie, semblable à celle d'un lac où tout ne cesse de s'enfoncer ».
Comédiens, marionnettistes et musiciens réinventent les nuits inquiétantes de Shéhérazade. Le résultat est très beau. Enigmatique. Touchant. Par endroits assez déconcertant dans la forme de mystère qui émane des panoramas visuels et des jaillissements de texte proférés par Laetitia Vitteau. En une heure de représentation, la comédienne et ses compagnons de scène (Cyril Bourgois, Paulo Duarte, Catherine Hugot, le contrebassiste Travis Diruzza, le percussionniste David Joignaux) mènent les spectateurs sur des chemins certes nébuleux mais porteurs d'un univers singulièrement fort, dense, insolite.
Un univers hautement évocateur qui invite à une échappée imaginaire en terre d'étrangeté, creuse la voie d'un travail s'ancrant dans davantage de dépouillement que lors du précédent spectacle de la compagnie. Sans doute moins foisonnant que Le Golem , plus abstrait, amarré de façon moins évidente à son sujet originel, Mille et Une Nuits demande de plonger en soi pour se laisser aller aux images et aux perspectives qu'engendrent masques, marionnettes, silhouettes fugitives, chuchotements et gongs tumultueux...
C'est le prix d'un voyage radical et envoûtant.
La Terrasse , Manuel Piolat Soleymat, février 2007
59, boulevard Jules Guesde 93207 Saint-Denis
Voiture : Depuis Paris : Porte de la Chapelle - Autoroute A1 - sortie n°2 Saint-Denis centre (Stade de France), suivre « Saint-Denis centre ». Contourner la Porte de Paris en prenant la file de gauche. Continuer tout droit puis suivre le fléchage « Théâtre Gérard Philipe » (emprunter le bd Marcel Sembat puis le bd Jules Guesde).