Une mise à l'épreuve exemplaire
Message international pour la journée du théâtre
Aliénation : perte de soi dans un autre
Autobiographie d'un homme perdu
"Là où il y a oeuvre il n'y a pas folie ; et pourtant la folie est contemporaine de l'oeuvre, puisqu'elle inaugure le temps de sa vérité." Michel Foucault
Sur scène, un comédien, Feuerbach, convoqué pour passer une audition, ignore pour quelle pièce et quel rôle. En un laps de temps très court il devra convaincre. Vertigineux plongeon dans l'inconnu. Situation d'autant plus difficile, qu'il n'a pas travaillé depuis sept ans, et qu'un acteur sans rôle croit n'être personne. En attendant le metteur en scène, Feuerbach se retrouve face à un assistant qui ne le connaît pas, jeune homme sans complexes et sans états d'âme, sans références passéistes et pour qui le théâtre n'est qu'une occupation comme une autre. Face à cette agression, Feuerbach se battra pour son identité, son équilibre, pour sa vie même.
Tragédie sociale de l'homme sans emploi, trop vieux, ou plus à la mode, trop fragile pour être un battant, trop orgueilleux pour s'avouer vaincu, prêt à toutes les bassesses pour simplement exister dans un monde où la servilité et l'humiliation sont de mises. Prêt à tout pour retrouver sa place, prêt à flatter le chien pour plaire au maître. Artisan de l'éphémère, il arrive les mains vides, dans un univers assoiffé d'images, de nouveautés, avec pour seul bagage son expérience, contestée par un assistant inculte qui se croit exister parce qu'il est en rupture avec le passé.
A travers Feuerbach, Tankred Dorst radiographie cette urgence de créer, de jouer, cette nécessité de se montrer et d'être vu, de parler et de se faire entendre, d'aimer et de se faire aimer, ce manque qui anime l'acteur. Il examine ce grand projet des comédiens d'être un autre, de ne pas être soi. Il met en scène cet envers du décor, cet endroit intime des comédiens où ils se perdent pour exister.
“Qui donc est Feuerbach ? Qui suis-je... Je suis l'homme-zéro. Hier on m'a adressé la parole, j'avais littéralement oublié mon nom.”
Dorst pousse le comédien à l'extrême. Sans oeuvre et sans création, Feuerbach est face à sa vérité ; dans cette attente il perd pied. Réalité et imagination se confondent, tous les personnages se mêlant à son être, jusqu'à l'oubli total de lui-même. Seul persiste cette urgence : incarner cet autre, ce double, de se perdre en lui et de se fuir pour exister.
Texte français de Bernard Lortholary.
Nous ne cessons de nous poser cette question : le théâtre est-il encore en phase avec son époque ? Pendant deux mille ans, le théâtre a tendu un miroir et a expliqué la place que les hommes y occupent:tragédie, ainsi que la comédie, ont dépeint la vie comme étant sujet au destin. L'homme est imparfait, il commet des erreurs fatales, il se heurte à des circonstances, il s'agrippe au pouvoir, il est faible. Trompeur et naïf, il se complait dans son ignorance et il est écoeuré de Dieu. J'entends dire que la vie aujourd'hui se trouve hors de portée des instruments traditionnels du théâtre et que par conséquent il n'est plus possible de raconter des histoires.
A leur place, des textes d'un genre différent, pas de dialogues mais plutôt des déclarations. Pas d'action dramatique. Un nouveau type d'être humain commence à apparaître à notre horizon: des êtres qui peuvent être clonés et génétiquement manipulés à volonté et sur commande. Dans la mesure où leur existence est possible, cet homme nouveau, parfait, n'aurait plus besoin de théâtre tel que nous l'entendons. Il serait incapable de comprendre les conflits qui le sous-tendent.
Mais nous ne connaissons pas l'avenir. Je pense qu'il revient à chacun d'entre nous de consacrer toutes nos énergies et les talents qui nous ont été donnés - par qui, nous l'ignorons - à protéger de cet avenir incertain, notre mauvais, magnifique et imparfait présent, nos rêves irrationnels et nos efforts infructueux. Les moyens dont nous disposons sont nombreux. Le théâtre est un art impur et c'est dans cette impureté que réside sa force vitale. Sans scrupule il utilise tout ce qui se tient sur son chemin. Il trahit sans cesse ses principes. Il n'est pas, bien évidemment, immunisé contre les modes de l'époque, il emprunte les images d'autres médias, il s'exprime parfois avec lenteur, parfois avec rapidité, bégaie et se tait. Il est extravagant et banal, évasif, il détruit des histoires alors qu'il en crée d'autres. Je suis confiant que le théâtre pourra toujours se remplir de vie- aussi longtemps que les Hommes éprouveront le besoin de montrer ce qu'ils sont, ce qu'ils ne sont pas et ce qu'ils doivent être. Longue vie au théâtre ! Le théâtre est une des grandes inventions de l'humanité, au même titre que la découverte de la roue ou la maîtrise du feu.
“Et sans doute notre temps... préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane , c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré.”
Feuerbach - philosophe allemand du 19e siècle, (préface à la deuxième édition de l'Essence du Christianisme)
Entre les murs du théâtre, lieu où l'invisible se révèle, entre réalité et illusion, Feuerbach se raconte, invoque son théâtre, le réincarne, fait naître l'illusion sous nos yeux, tandis que les techniciens traversant le plateau n'auront de cesse de mettre en abîme ce rêve. Ecrasé par le regard de l'assistant, miroir de ses échecs et de ses doutes, il se sent d'un seul coup “has been”, être vieillissant dans un monde qui change et se transforme, et qui voue un culte à la jeunesse et à la célébrité. Autobiographie d'un homme perdu, condamné à être ce qu'il est et non ce qu'il désirait être.
Mémoire, oubli, folie, des thématiques que nous ne cessons d'interroger au cours de nos recherches artistiques (Max Gericke de Karge, Père de Strindberg). Travail mené par Phyllis Yordan comme comédienne de la compagnie et écrivain. Depuis plusieurs années elle a pour Steven Spielberg interviewé les survivants de la Shoah et en résidence d'écriture à la Fondation d'Aligre (Foyer de vie pour personne âgées et handicapés) elle collecte la mémoire des anciens pour la confier à un livre. Ces témoignages ont été mis en voix et donnés à entendre au cours de lectures publiques.
Mémoire, oubli, folie, trois thèmes que nous retrouvons pleinement dans Moi, Feuerbach de Tankred Dorst, avec la possibilité de nous interroger sur notre théâtre, sur celui que nous cherchons, tous ensemble, au sein de notre compagnie. Oeuvre autobiographique de notre travail, de nos parcours humains et professionnels, de cette quête qui nous a réunis depuis le début. Retour à notre envie originelle de théâtre. Envie de faire visiter nos coulisses au public, de regarder avec lui cette ombre qui écoute la fin de la répétition, là derrière le décor. Ce Feuerbach qui après sept ans d'absence revient et attend, là, dans le noir. Homme seul, qui réclame la lumière. Au rythme du démontage du décor par les techniciens, sous forme de tableaux, nous allons assister à la lente descente d'un être, un acteur, à son dernier combat, son plus grand cauchemar peut-être... Utilisant son art pour capter l'attention de l'assistant il sera comédien, tragédien, magicien, bateleur, redonnant vie à un élément de décor, à un accessoire,... et de cet envers du décor en noir et blanc,peuplé d'ombres, naîtra son rêve, sa poésie, faite d'illusions et d'hallucinations.
“Je pense à cette femme juive qui dirigeait un théâtre dans le ghetto de Vilnö. Oui un théâtre. Prenant sur sa ration de pain de chaque jour, elle pétrissait et modelait de petites poupées de mie. Et tous les soirs cette femme affamée animait ces apparitions nourrissantes, faisant entrer ces acteurs de pain sur son théâtre minuscule, devant des dizaines de spectateurs affamés comme elle et comme elle promis au massacre. Tous les soirs, jusqu'à la fin. Il faut garder la trace de cette femme comme une plaie inguérissable. Il le faut car, si nous oublions le petit théâtre de pain du ghetto de Vilnö, nous perdrons le théâtre."
Arianne Mnouchkine
14 bis, rue Sainte Isaure 75018 Paris