Une fable du vivre ensemble
Entretien avec Laurent Hatat
Nathan le Sage, ouvertures
La presse
1187, Jérusalem, au coeur du chaudron brûlant allumé par les Croisades. Le sultan Saladin, nouveau maître de la ville, appelle au respect de la foi de chacun, musulmans, juifs et chrétiens. Seuls les Templiers, qui tuent en invoquant Dieu, ne trouvent grâce à ses yeux. Or, justement, il en épargne un. Et Jérusalem bruit de rumeurs. Le jeune Templier, libre et errant mélancolique, sauve des flammes, là aussi fait inouï, une jeune femme juive, fille du marchand Nathan. La « folle » journée peut commencer. Elle avance au rythme de la course effrénée de Nathan dans les rues de sa ville.
Nathan le Sage se joue comme une fable, une fable pour celles et ceux qui tous les jours vivent le mélange des cultures. Que cela soit désiré ou tout simplement lié au hasard de la vie de quartier. Le quotidien de la Jérusalem de Lessing, c'est le Belleville de Paris, le Wazemmes de Lille, ou tous ces quartiers des grandes villes, pas si éloignés du centre, quartiers bariolés et débordants d'activités. Souvent le commerce y tient lieu de première règle de savoir vivre ensemble. Parfois les repères, les bornes entre respect et indifférence se brouillent, s'effacent sous les assauts répétés de l'amalgame, de la schématisation.
De l'indifférence à la non-assistance à personne en danger, il n'y a qu'un pas. Dans cet océan des subjectivités et des intérêts, cette pièce nous permet d’entendre ou de réentendre une règle d’or : sapere aude : pense par toimême. Ne sois pas l’esclave de tes mythes. Cultive une saine curiosité pour l’autre. C’est simple, mais cela va mieux en le répétant. Faire ensemble une traversée du Nathan de Lessing à la lumière des réverbères des quartiers d'aujourd'hui, c'est redécouvrir avec humour les fondamentaux du vivre ensemble.
Laurent Hatat
"Les plus grands empêchements que nous rencontrons dans la recherche de la vérité ne sont pas les insuffisances de notre savoir : L'ennemi n'est pas le doute mais le dogme." E. Cassirer, La philosophie des Lumières
Avant d’évoquer la pièce de Lessing, qu’est-ce qui fait que vous soyez devenu passionné de littérature allemande ?
Je viens d’un milieu culturellement très homogène, très franco-français, trop. La découverte de l’Allemagne, lors d’un voyage scolaire à l’époque du collège, a été pour moi une rencontre forte avec un ailleurs, un étranger possible avec toutes ses qualités. Je n’ai eu de cesse d’y retourner. Et quand, à un moment dans ma vie j’ai douté de ma vocation théâtrale, je suis parti vivre en Allemagne, j’étais comédien à l’époque. Je me suis reporté passionnément sur l’étude de la littérature germanique. Et c’est par l’étude de textes de théâtre allemand que mon désir de théâtre est revenu : je suis rentré en France pour faire de la mise en scène, rêvant de lier mes deux passions... Avec les projets de ces dernières années et maintenant Nathan le Sage, je réalise ce rêve au jour le jour et c’est très agréable...
Qu’avez-vous ressenti à la première lecture de Nathan le Sage ?
Ma première approche du texte était universitaire, il y a plus de dix ans, réduite à cette partie de la pièce qu’on nomme la parabole des anneaux [Lessing développe son intrigue autour de la parabole des trois anneaux, tirée d’une nouvelle de la première journée du Décaméron de Boccace]. Mais le désir de mettre en scène Nathan le Sage m’est venu plus tard en relisant la pièce après la création de Dehors devant la porte. J’ai été frappé par la modernité, la profondeur du parcours des personnages que propose Lessing. C’est cela qui est très touchant, Lessing souhaite nous faire vivre l’aventure de personnes complexes, d’individus Il se joue dans son théâtre quelque chose qui n’est pas l’archétype du personnage. Ce qui entraîne nombre de questions que nous nous posons chaque jour en répétition : de quel genre est la pièce ? est-ce une comédie, un drame familial, un conte philosophique ?
Justement, comment faire ? Vous avez choisi de ramener la pièce à près de deux heures, quels ont été les critères d’élagage ?
Lessing a vraiment écrit une « grande pièce », en cinq actes, une construction symétrique autour de la parabole des anneaux. Or, ce n’est pas cette structure en cinq actes qui nous intéresse, mais plutôt une structure en trois parties où l’on saisit les personnages au coeur d’une folle journée. À partir de là, il nous faut privilégier la fluidité du récit, dans un souci de lisibilité immédiate pour le spectateur d’aujourd’hui. Il s’agit de raconter une histoire concrète, vécue par des individus accessibles, proches de nous. Nous nous sommes donc concentrés sur l’essentiel dans le développement. Nous avons aussi évité les redites, l’oreille contemporaine me semble plus alertée pour capter ce qui est important à la narration. L’histoire avance au rythme de la course de Nathan dans les rues de sa ville.
Comment éviter l’aspect « aimez-vous les uns les autres » qui pourrait tourner la pièce en ridicule ?
C’est un des préjugés dont souffre la pièce. Pourtant le point de vue de Lessing est plus pessimiste, bien moins naïf. Lessing nous dit que dans un monde fait de violences, d’exclusions, les quelques-uns qui ont le courage de dépasser les dogmes de leur propre camp doivent s’unir. Ce n’est qu’un petit projet de résistance individuelle pour une époque bien troublée. Un projet défensif. Lessing, à travers Nathan, ne nous fait pas la morale, c’est un conseil qu’il nous donne, d’homme à homme en quelque sorte. Nathan ne peut s’entendre vraiment qu’avec ceux qui ont déjà fait ce que j’appelle « le pas de côté ». Avec les autres, ceux qui sont persuadés d’avoir raison, il est comme nous tous : dans le meilleur des cas, il négocie, dans le pire, il essaie de sauver sa vie. Nathan lui-même rejette l’appellation de sage, il se nomme un « homme moyen », un homme de la rue, un homme comme les autres. Sa philosophie pratique est à la fois modeste et magnifique : ne pas laisser son esprit en pâture aux idées fausses, savoir reconnaître chez l’autre ce qui relève du même effort.
Vous avez défini le temps de l’action en « une folle journée », terme qui renvoie au XVIIIe siècle et au sous-titre du Mariage de Figaro de Beaumarchais, pièce qui renvoie à l’humour, à la comédie...
L’aspect comédie est conditionné par la manière dont Lessing développe sa pensée politique sur le modèle familial : c’est étrange et très fort de tout ramener là. Nous allons vers une espèce de drôle, de fausse comédie où le mariage envisagé ne sera pas réalisable. C’est la folle journée de Nathan, parce que c’est le jour où il devra abandonner son secret, le jour des révélations. Nathan est sans arrêt bousculé par des demandes, des commandes, des ultimatums. Les autres personnages sont soumis eux aussi à cette pression constante. Nous ne sommes pas du tout dans quelque chose qui se pose, s’arrête, prend le temps... C’est la nécessité de l’action qui domine.
En montant Nathan le Sage, ne proposez-vous pas une réflexion politique sur une question d’actualité ?
Il existe un propos politique indirect dans la pièce : la manière dont Lessing traite ses personnages, cette notion de décalage, de « pas de côté ». C’est aussi la définition d’une solitude particulière, très étrange : Lessing nous dit qu’on est seul à affronter et à ressentir ce qui nous concerne, seul donc à pouvoir décider et agir. Les personnages de la pièce ne sont jamais en état de blocage, le malheur, la difficulté ne les mettent pas en état d’impuissance. On peut donc toujours agir. Cette notion de décalage, c’est un aspect très moderne et très original de la pièce. Ce sont des gens décalés par rapport à leur propre histoire et par la manière dont ils la pensent. Ce qui va permettre à Lessing de formuler ce fameux conseil à ceux qui peuvent l’entendre : « Voyons-nous comme des hommes avant de nous voir comme des archétypes ». Lessing ne place pas son discours sur le terrain d’une organisation militante, c’est plutôt une question intime, une question individuelle : quelle est la place que je réserve à l’autre dans ma vie, dans ma cité ? C’est toujours cette même question de la responsabilité individuelle que j’ai déjà abordée dans Dehors devant la porte de Borchert. J’ai la conviction que l’on ne peut pas en permanence se défausser sur la loi ou la référence à une grande tradition républicaine ou laïque pour régler nos rapports quotidiens avec celui qui a une autre religion. Cela ne suffit plus. Nous devons remettre en question la pertinence et l’actualité de nos représentations dans un monde qui vit, qui change sans arrêt.
Pouvez-vous dévoiler quelques éléments de scénographie, décors, costumes...
Pas de pittoresque, ni dans les matières, ni dans les lignes. Rien ne doit faire écran aux personnes. Nous essayons de trouver des équivalences simples pour resituer, pour éclairer les enjeux de ces personnes. Ils doivent être des gens comme nous. Le lieu principal de l’action est la rue, à partir de là se modulent les espaces de Nathan et du Sultan. Ce que j’essaie de privilégier, c’est la fluidité d’un lieu à un autre, comme si le théâtre se pliait au roman des personnages. Avec le travail de lumière et le mouvement scénique, chaque lieu devrait se fondre dans la fluidité du récit, se mettre en place ou disparaître avec beaucoup de souplesse. Les atmosphères seront soutenues par un travail discret autour du son et des images. Aussi étonnant que cela puisse paraître, j’aimerais aussi que le chant trouve sa place dans l’ensemble.
Après Bernard Sobel, Denis Marleau, Alexander Lang et Dominique Lurcel, votre mise en scène sera seulement la cinquième en France de Nathan le Sage. Ce sera un peu un événement théâtral, non ?
Je l’espère. Après plus de deux cents ans de silence, une cinquième proposition en vingt ans est sans doute bienvenue. Chez nous en France, la pièce est loin d’être un grand classique, elle reste assez mal connue. Nous avons donc la responsabilité savoureuse d’être modestement au plus juste quant à son propos. Nous sommes donc modestement très ambitieux.
Propos recueillis par Isabelle Demeyère, Janvier 2008
Une pensée concrète
Donner vie aux questions les plus abstraites, être au plus près de la « nature ». Comme Goldoni au même moment en Italie, Lessing veut réconcilier le monde et le théâtre. Il confronte ses personnages à des situations concrètes, les place devant des choix permanents de comportements, en nécessité constante d’agir. […] Théâtre de comportements, choix politiques. Lessing est le premier à donner à voir, sur scène, de l’idéologie en action. […] « Aucun écrivain allemand, à l’exception de Brecht, n’est allé aussi loin que lui dans la théâtralisation des problèmes ; aucun n’a, plus que lui, donné corps à l’abstraction. Discuter de théologie ; traiter du miracle en une sorte de papotage, et ce dans une langue plastique et vivante : seul Lessing y est parvenu. Et si concrète était chez lui la pensée, si grande était l’avance qu’il avait sur son temps, que même un Schiller ne le comprit pas. » [Walter Jens, « Théologie et théâtre », Théâtre/Public, juillet-octobre 1985]
Nathan et les Lumières
Trop moderne pour son temps, Lessing ? Nathan est pourtant, sans conteste, l’expression théâtrale la plus aboutie de l’Aufklärung – l’avatar spécifiquement allemand du mouvement européen des Lumières. Comme un bilan de la génération du rationalisme triomphant. Tout se passe comme si toutes les valeurs, tous les combats de l’Aufklärung s’y étaient donné rendez-vous : la volonté d’affirmer le libre exercice de la pensée, dans tous les domaines ; la tentative, particulière à l’Allemagne, de vouloir concilier religion et raison, Luther et Kant – et, en même temps, l’affirmation – audacieuse, mais sans volonté provocatrice – qu’on peut être « honnête homme » sans être croyant ; la pratique d’une philosophie accessible à tous, consciemment popularisée ; et, par-dessus tout, le combat en faveur de la tolérance, combat que viennent étayer, en matière de religion, le bilan critique du christianisme – des Croisades à l’Inquisition, sans épargner le dogme protestant – et ses corollaires, l’ouverture aux autres religions (à l’Islam principalement), et à la « question juive » que l’Aufklärung est la première à poser. Et la soif d’ « éveiller » : Éclairer est bien, que l’on soit despote ou philosophe, le maître mot de cette génération. Et de Lessing.
De la tolérance
On a fait – à juste titre – de Nathan LA pièce sur la tolérance. Encore faut-il préciser. Le mot lui même est ambigu, et patent le sentiment de supériorité de celui qui l’exprime, jusque dans ses emplois quotidiens. Tolérer, accepter, tout juste supporter : la dérive est rapide. Rien de tel avec Nathan. Le terme est porté ici à son niveau d’exigence le plus élevé : loin d’ « accepter » simplement la vérité de l’Autre, Lessing la place à égalité absolue avec la sienne propre. Mieux, il pose comme nécessaire la diversité des vérités, dans le champ politique comme dans le domaine religieux. À l’extrême opposé d’un « chacun pour soi » individualiste et clos : dans la certitude, au contraire, que la rencontre, voire le choc de vérités différentes fait l’homme : « Tant que deux hommes continueront à dialoguer, disait-il, on ne pourra pas complètement désespérer de l’Humanité. » C’est ce qu’il faut entendre de ce qui s’échange entre Nathan et Saladin, autour de la parabole des trois anneaux : à coup sûr, une invitation à sortir du cercle vicieux – et condamné à se renouveler sans cesse – des violences communautaires et à lui préférer celui, vertueux, des comportements individuels ; mais, au-delà, la revendication, sereinement posée, de la nécessaire identité de chacun, sans nul prosélytisme, et, plus largement encore, une réflexion sur tout ce qui sépare et tout ce qui réunit les hommes. Lessing « se réjouissait de ce que l’anneau authentique, s’il y en a jamais eu un, ait été perdu ; il s’en réjouissait pour le salut de l’infinité des opinions possibles où se reflète le débat des hommes sur le monde. Si l’anneau authentique avait existé, cela aurait impliqué la fin du dialogue, et donc de l’amitié, et donc de l’humanité. » [Hannah Arendt, « De l’humanité dans de " sombres temps " » (1959), dans Vies politiques, Gallimard, 1974.] Modernité de pensée, le coeur même de Nathan le Sage, pièce du dialogue, de l’amitié, et de l’humanité.
Dominique Lurcel
Extraits de la préface de Nathan le Sage, Éditions Gallimard, 2006.
"Finement adapté (…) hors du temps, loin de tout pittoresque, une jeune troupe rondement menée nous enseigne avec esprit et insolence combien il est essentiel de penser par soi-même. Hors de toute convention, tout conformisme. Bien avant Brecht, du théâtre déjà ouvertement politique. La leçon résonne étrangement fort aujourd’hui." Télérama
"Laurent Hatat signe un spectacle brillant. La scénographie est une petite merveille (…) quelque chose d’esthétiquement très beau mais aussi de très fort. Des comédiens (d’) une folle énergie." Pariscope
"Daniel Delabesse excelle en Nathan. Laurent Hatat signe ici une mise en scène en tous points réussie, preuve de son solide talent et de son évidente intelligence dramatique." La Terrasse
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