Une peinture-fiction en mouvements
Une compagnie qui parle quand elle en a envie
L’écriture
La machine à jouer
Les couleurs musicales
La presse
Baptisé par la presse “poète du désastre”, Denis Chabroullet hume le temps, en première ligne de son imaginaire. Il porte son regard loin, à l’horizon de ses fantasmes, avec ses obsessions, ses peurs, son humour, ses colères. Un regard d’homme qui croit en l’homme, d’un artiste qui photographie le temps, l’interrompt, et repousse les limites de la mort.
Nous sommes tous des papous se joue comme une peinture-fiction en mouvements : trois femmes au fond d’un égout, recyclent les rebus du bourbier de nos mémoires. Elles ont recréé un possible, et même s’il nous semble improbable, l’eau y coule en abondance. Un homme soudain charrié dans les détritus de l’égout, fait dérailler les sens de cette humanité en surchauffe. Puis l’eau qu’on croyait éternelle se fige...
Le Théâtre de la Mezzanine explore depuis plus de 20 ans une forme de Théâtre visuel, original, radical, qui s’est débarrassé de la parole : un mutisme qui est tout sauf un renoncement au sens. A partir de son installation dans les anciens locaux de Jardiland à Lieusaint, (la Serre, lieu de synergie culturelle, de compagnonnage créatif et festif entre des artistes au travail et un public) la compagnie développe et invente des formes de rencontres inattendues.
La diffusion de Nous sommes tous des papous à La Serre est pour nous un pari audacieux, et en même temps une évidence : nous aimerions que ce lieu atypique fonctionne comme un vecteur poétique et vivant, entre des artistes et un public.
Denis Chabroullet et le Théâtre de la Mezzanine travaillent depuis 15 ans sur une forme dramatique n’utilisant pas la parole comme vecteur de construction dramatique. Ce langage est continuellement en (r)évolution, en recherche : dans notre esprit, il n’est pas question de renouveler les mécaniques acquises depuis la création de notre premier spectacle sans parole (Temps de chien, 1990). La grammaire particulière de cette forme se nourrit essentiellement de la machine à jouer, conçue par Denis Chabroullet, et de la façon dont il imagine les acteurs s’approprier la matière.
Deux éléments placés dans une dynamique dramatique : l’acteur est a priori une émanation de la machine à jouer, et la machine à jouer, quant à elle, donne à voir le monde dans une perspective poétique, fantasmagorique de la réalité. L’acteur est placé dans un univers perturbant et violent, lui demandant une lutte acharnée pour créer des espaces de liberté. Dans cette synergie se construit l’histoire, le songe de Chabroullet.
Le travail sur l’univers sonore et musicale est un élément dynamique de ce langage mouvant : ici aussi, les matières d’inspiration de la construction sont l’enveloppe sonore de la machine à jouer, des objets, et la musique intérieur de l’acteur. L’univers sonore, marqué des visions de Chabroullet, est aussi solidement enfoui dans les mécaniques étranges de la compositrice, Roselyne Bonnet des Tuves.
Un autre élément nous semble essentiel, c’est le regard particulier de Denis Chabroullet sur la réalité, entre traumas libérés de l’enfance et dérision, autant sur lui-même, que sur le monde : éléments malaxés avec une touche d’humour, mais aussi un sens profond des paradoxes humains. Certaines visions de l’auteur sont récurrentes : la femme est souvent au centre de l’univers.
Dans les précédentes créations, on y retrouvait un poilu de 14, le Christ, un cycliste du Tour de France : ces éléments sont évidemment des fantômes du passé, mais aussi métaphoriques des luttes des « petits », des naïfs, des rêveurs. C’est bien ce monde-là qui intéresse Chabroullet. Et parce qu’il est intrinsèquement aux côtés des petits, des naïfs, des rêveurs, son écriture scénique oscille toujours entre une réalité violemment fantasmée, et une ode à la Vie, à l’Enfance, à la sensualité des êtres et des choses.
Paradoxalement, et sans doute parce qu’il travaille sans paroles, Chabroullet débute toujours ses chantiers par un travail solitaire d’écriture : Bouche à Bouche, texte fondateur de Nous sommes tous des Papous. L’aventure commence par le choc du 11 septembre : un artiste comme Chabroullet, relié directement sur les brouhahas du monde le reçoit en plein fouet.
Il commence à écrire en jets impulsifs, en imaginant une scénographie à la mesure du choc. Un train fantôme sur lequel les spectateurs sont installés, déambule dans la « décharge » du 11 septembre : terre, débris de toute sorte, y compris humains, amoncellements de matériaux ferreux de toute espèce, reste d’ascenseur, d’avions. Le train, tel un travelling de plan américain emporte le public dans un voyage à travers nos peurs et nos désillusions.
Puis naît une autre vision : la bouche d’égout. Le filet d’eau qui fait voyager les alluvions de l’humanité. L’Homme, qui, dans l’écroulement total des valeurs qui semblaient le satisfaire, lutte pour redevenir humainement convenable, combattre son animalité : retrouver dans le « ground zéro» la vrai matière d’un possible collectif. De ces deux aspects des éboulements contemporains fuse un texte qui cimente et fonde, dans toute sa multiplicité de sens, le chantier de création de Nous sommes tous des Papous. (1)
“ Explosion dans l’allée. Un chemin de terre avec une bande verte au centre, escorté d’un mur de pierre d’un côté et de l’autre une haie de lauriers, de troènes, et une série d’épicéas génétiquement modifiés. Le quartier tremble, je sors ; le plant d’estragon frissonne de toutes ses feuilles, la nuit étoilée éclaire l’horizon, le feu et la fumée ceinturent le jardin, le chien veut jouer...
“ Un vacarme m’ébranle, une plaque d’égout en fusion tombée du ciel se met en travers de mes élans, la peur me grignote et gomme mon sang froid, un moment de flottement m’envahit ; je réponds à mon cortex : laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes, j’enjambe la fonte en liquéfaction, le sol chauffe mes chaussures, mais j’avance la peur au ventre, ...
“ Mon égout est grand ouvert. J’enlève mon tee-shirt , le jette à terre et m’agenouille pour regarder à l’intérieur d’une espèce de cocotte minute béante.
“ Je suis le premier spectateur d’une histoire qui va se dérouler en contre plongée de mes yeux, de mon corps, une arène où les corps vont s’entrechoquer, s’ignorer, se perdre dans un combat de résistance.
“ La canalisation déverse par à-coup des fleuves d’objets qui disparaissent silencieusement comme des bateaux de papier flottant au gré du vent, seulement là, il n’y a qu’une route et la perspective est sans appel.
“ il ne reste plus qu’un résidu de lumière, quelques scintillements de pétards mouillés qui lentement s’anéantissent, seule la clarté de la lune me permet d’imaginer, de sentir et d’écouter le son d’une source, on se croirait un soir d’été sous un ciel étoilé, à compter les points qui pétillent, cherchant les spoutniks de mon enfance.
“ Le fond de mon égout est habité...”
(1) Denis Chabroullet a reçu une bourse d’écriture de l’association Beaumarchais pour l’écriture de ce texte. Bouche à Bouche de Denis Chabroullet, illustrations Claudia Campanella. Editions de l’Amandier- Paris.
La bouche d’égout
Un carré (5m x 5 m) transpercé de part en part par un tuyau d’évacuation d’eau, actionné par une écluse à main. Les parois sont habillées de planches vermoulues, derrière lesquelles on devine les poussées d’une nature puissante.
Trois objets sont inhérents au site : une chaise de coiffeur en cuir rouge, une machine à recycler, les premières marches d’un escalier hitchcockien en marbre blanc. Puis d’autres : un vieil interrupteur d’usine, des paniers, récipients de toute sorte pour racler l’eau, à la recherche de quelque chose à recycler, actionnés par un système de guindes, de chaînes et de poulies.
Autour, le public est installé en gradinage de type cirque (78 places) de façon à avoir une vision plongeante sur l’égout. Sur le quatrième côté du carré, une estrade pour les trois musiciens et la chanteuse, à hauteur du public. La scénographie donne une vision circulaire du drame, avec une profondeur particulière, liée à la vision plongeante du public sur l’espace scénique.
La présence des musiciens donne une dimension cirquatienne à la scénographie, mais il s’agit là d’un cirque « pauvre », sans paillettes : les musiciens et la chanteuse seront isolés du reste des éléments scéniques par un grillage, permettant de les détacher complètement du drame, aux moments opportuns. L’espace scénique de l’égout est situé à 80 cm du sol, de façon à permettre aux manipulateurs de faire appaître les objets... et aux acteurs de disparaître.
Personnages/ objets, acteurs et actrices du drame
Trois femmes et un homme peuplent l’égout : leur présence dans ce lieu est absolument naturelle. Chacun d’entre eux a une fonction particulière, tenant compte de l’organisation implicite du site.L’élément essentiel de déstabilisation des personnages, outre la présence d’un oeil scrutateur sur les quatre côtés de l’espace, c’est la présence quasi permanente de l’eau : soit en mince filet, soit en vague destructrice. L’eau et les déchets qu’elle charrie.
Dans cet espace étriqué, des objets - souvent associés à chaque personnage - servent le récit : ils ont une fonction ludique très forte, et peuvent aussi apparaître pour déstabiliser l’acteur.
Au fur et à mesure que le langage scénique de la compagnie s’est affirmé dans sa singularité, la construction sonore, en suivant sa propre route, cherchant des points d’accroche, des ruptures et des terrains d’aventure, s’est forgée une place particulière : un cheminement musical qui est passé par des constructions sonores des plus minimalistes (Chiens de Faïence), aux plus bavardes (Shooting Star).
Aux sources d’inspirations irrationnelles, obsessionnelles, qui nourrissent sa recherche, la compositrice Roselyne Bonnet des Tuves allie son goût immodéré pour le chant. De quelques formes qu’il soit, le chant offre aux mondes effroyables de Chabroullet une tonalité bienveillante, une humanité de la chair, immédiate et bien réelle.
“Avec Nous sommes tous des Papous, je pressens qu’on arrivera à une sorte de paroxysme du chant ” dit-elle. “Je ne peux pas m’imaginer que ce spectacle puisse aller vers le public sans la voix d’une femme, comme une ballade étrange, qui arrimerait nos émotions à un chant simple, profond, matérialisant dans des phrasés mélodieux et dissonants, les souffrances et les joies du monde. ”
Ainsi le choix de travailler en direct, avec trois instrumentistes, en laboratoire, puis en spectacle, et la chanteuse évidemment. Comme le public, les musiciens seront dans le décor, jouant avec les acteurs leur rôle de régulateur, de bande sonore de l’imaginaire, comme dans les autres spectacles de la compagnie. Mais ils seront aussi, grâce à leur partition d’accompagnateur de “la chanteuse”, dans la fragilité du récit et des émotions.
"Brutale et puissante, hypnotique et atterrante, inquiétante et cruellement familière, la dernière création du Théâtre de la Mezzanine ausculte les ultimes soubresauts de l’espèce humaine. [...] La force du propos de Chabroullet tient moins au fait qu’il se passe de mots pour dire les choses qu’au fait qu’il se garde de tout commentaire moralisateur ou solution philosophique facile pour interpréter le désastre. Il semble que ce qu’il décrit soit au-delà de toute herméneutique, comme si le sens était déjà mort dans les gestes presque réflexes de cette humanité défunte. Comme une pythie adhérant à sa transe, le maître de la Mezzanine tient en haleine le spectateur et lui montre ce qu’il voit, en laissant ouvertes la méditation et la glose. Par leur inventivité et leur sens aigu de la perfection formelle, Denis Chabroullet et le Théâtre de la Mezzanine prouvent que les artistes ne sont pas seulement les transcripteurs du monde, mais en sont les rivaux." Catherine Robert, La Terrasse, novembre 2006
Route de Nandy 77127 Lieusaint