C’est en se rendant sur le terrain, au cœur d’un des conflits les plus sanglants et révoltants de notre époque, que Corinne Jaber a concrétisé son projet théâtral autour de la Syrie actuelle.
En compagnie du metteur en scène Amir Nizar Zuabi, la comédienne germano-syrienne est partie au Liban et en Jordanie recueillir la parole de réfugiés. Au fil des témoignages, une création théâtrale est née. Elle révèle des histoires de vie et de guerre, des histoires de vie dans la guerre.Elle évoque aussi la douceur d’un pays qui reste gravée dans l’esprit de ses habitants.
Cette douce Syrie nous la découvrons sur scène depuis une cuisine dans laquelle une femme prépare un met traditionnel syrien.
Rencontres à l'issue des représentations avec Nadim Houry (du bureau de HRW Paris) et Bénédicte Jeannerod (directrice HRW France), le jeudi 9 mars. Avec le professeur Raphaël Pitti (médecin urgentiste) et Hala Kodmani (journaliste franco-syrienne), le vendredi 17 mars.
« Ils appellent ça une guerre civile, mais il n’y a rien de civil dans tout ça, rien de civil du tout. »
Ils sont venus de Damas, de Halab, de Banias, d’Alep, où les bombes tombent jours et nuit et où plus personne ne sait qui bombarde qui. Maintenant ceux qui ont eu de la chance habitent dans des camps et des immeubles abandonnés au Liban, en Jordanie, en Turquie et les autres guettent au péril de leur vie, une ouverture de la frontière des pays voisins de la Syrie. Sans parler de ceux qui ont réussi à se frayer un chemin jusqu’en Europe, où ils squattent toutes sortes de lieux, et des quelques chanceux qui ont réussi à s’installer à peu près dignement.
Aujourd’hui, le conflit syrien s’est solidement installé. Que peut-on dire encore d’un conflit qui est devenu, non seulement une partie quotidienne du paysage du Moyen-Orient, mais aussi de notre monde et dont les horreurs commises dépassent toute imagination ? Un conflit qui nous ennuie presque et qui ne semble nous intéresser que quand ses effets indésirables se font sentir chez nous.
Je ne sais pas si je serais capable aujourd’hui de créer une pièce sur ce conflit. Je ne saurais plus par où commencer, ni où aller. Au début de notre travail avec Amir Nizar Zuabi, auteur et metteur en scène, nous n’imaginions pas que la pièce serait toujours d’actualité. Il est bien triste de constater qu’avec quelques modifications mineures, elle l’est toujours.
Je suis partie en 2013 recueillir des témoignages de réfugiés au Liban et en Jordanie, sans savoir à quoi m’attendre. Surtout pas à ce qu’un tel flot de paroles me parvienne avec l’insistance d’en parler. Ils me demandaient tous de raconter ce que j’ai vu et entendu. C’est ce que nous avons cherché à faire avec Amir. Mais, je savais que la pièce serait construite autour de la cuisine syrienne, héritage que je porte en moi, seule transmission de mon père, lui-même réfugié. L’acte de cuisiner avec ses gestes rassurants et ses odeurs, nous amène toujours vers la vie.
Je savais aussi que ce serait l’histoire d’une femme, la femme que je suis. Et s’est ajouté à cela une histoire d’amour, non pas la mienne, mais une qui aurait pu avoir lieu.
Corinne Jaber
Oh mon doux pays évoque autrement que par l’effroi la situation des pays en pleine guerre tels que la Syrie d’aujourd’hui. Usée par le flot quotidien des innombrables atrocités dont les médias nous abreuvent, la comédienne Corinne Jaber révèle à travers le voyage culinaire d’une femme, la résistance, le courage et la foi d’un peuple qui continue malgré tout à vivre. Pourquoi le sujet sur la guerre en Syrie vous tient-il à cœur ?
Je me sens concernée par ce sujet pour de multiples raisons. D’abord, il s’agit d’une partie de mes origines. Mon père était syrien. Même si je n’ai pas du tout été élevée en tant que Syrienne ou Arabe, il ne m’a transmis ni la langue, ni la religion, ni la culture. Il m’a uniquement transmis le goût des mets syriens et m’a appris à cuisiner. Dans les années soixante, il est parti de ce pays, car il ne voulait pas y faire son service militaire. Il a agi comme beaucoup de Syriens qui, pour des raisons personnelles, ont coupé très net avec leur État et le régime. Par cette création, j’explore donc mes racines paternelles que je connais peu et qui font en même temps partie intégrante de moi. Mais cet aspect est accessoire au regard de la tragédie humaine que vit la Syrie en ce moment, accessoire mais un moteur quand même pour la pièce. J’ai beaucoup travaillé en Afghanistan avec une troupe d’acteurs de ce pays le thème d’un peuple qui se retrouve dans un positionnement collectif difficile à cause de la guerre ou des suites de la guerre et qui cherche à maintenir une espèce d’éthique de l’existence, un goût de la vie. Cette démarche m’a fascinée et énormément touchée. La situation en Syrie est un thème que je veux aborder en contraste avec tout ce qui se lit dans les journaux. Ces histoires ne sont pas fausses, mais elles sont restreintes. Par « restreinte», je ne veux pas dire que toute cette horreur n’existe pas, bien au contraire malheureusement. Toutefois elle n’est pas exhaustive. Il subsiste une autre forme d’existence, de survie et même un attachement à la vie et au pays. Une souffrance différente de celle que nous pensons imaginer à travers les médias. Je voulais évoquer ces aspects. Au départ, je voulais parler de la situation absurde que peut produire une guerre et la vie hors norme dans laquelle elle plonge l’être humain. Je voulais partir à la recherche d’éléments plus légers et drôles dans cette situation. Je me demandais si on ne pouvait pas en rire par moment. Un aspect que j’ai connu en Afghanistan. Le rire comme moyen de survie. Seulement, plus j’ai avancé dans mon projet, plus l’actualité m’a rattrapée et avec elle un tel défilé d’actes d’atrocités et une telle souffrance humaine, que cet aspect ne peut plus être évoqué, car il relève de l’indécence et il n’existe tout simplement plus. La révolution s’est transformée en guerre totale où plus personne ne sait à qui il a affaire. Je reste malgré tout fidèle à mon idée de départ qui est de créer une petite pièce ne parlant ni de la politique ni de l’actualité, du moins pas de celle que nous subissons, mais une création évoquant les gens. Le plus important.
Parlez-nous de vos sources d’inspiration, il y a quelques livres… mais pas seulement ?
J’ai participé à une manifestation au centre Pompidou de Paris organisée par l’artiste et militante Hala Abdallah. Une soirée de textes, de musiques et de films réalisés par des personnes qui se sont soulevées contre le régime et qui témoignaient. Mon projet théâtral a éclos à cette occasion. Ces réalisations m’ont marquée, car elles étaient toujours présentées de manière respectueuse et presque pudique, sans jamais franchir la barrière de l’intolérable. Une évocation artistique. La force de cet événement résultait de la possibilité de parler autrement de l’horreur de la révolte en Syrie. À l’image de ce sublime film où le spectateur visionnait une maison en ruines sur une jolie montagne syrienne qui donnait sur une magnifique vallée. Dans cette bâtisse, une femme avait déjà mis des rideaux blancs et commençait à laver, frotter le sol. Une fois le plancher propre et sec, elle y installait une petite table avec une nappe par-dessus et un bouquet de fleurs. Puis, elle s’asseyait sur une chaise à côté de la table et contemplait le paysage. Cette représentation est parlante. Bien au-delà de la terreur, elle est accessible et évoque la force de la destruction mais plus encore celle de la survie. Garder ce goût pour la vie et cela malgré tout. Je me suis dit qu’il fallait partir là-dessus. Par ailleurs, j’ai rassemblé beaucoup de textes, de poèmes, d’informations sur internet autour de la Syrie. Un jeune militant syrien a travaillé pour et avec moi. Ahmed Naji a quitté le pays de manière clandestine, mais est resté en contact avec beaucoup d’habitants. Il a effectué des recherches, rassemblé des textes et des témoignages. Grâce à son aide précieuse, nous avons pu aussi communiquer avec des personnes sur place au Liban et en Jordanie. De mon côté, j’ai lu énormément, tout sur quoi je pouvais mettre la main. Les livres qui m’ont marquée sont La coquille de Moustafa Khalifé et Feux croisés de Samar Yazbek. Mais plus particulièrement je me suis rendue au Liban et en Jordanie pour rencontrer des réfugiés syriens. Un voyage intense et bouleversant bien au-delà des mots. La pièce est née de ces voyages, elle n’aurait pas pu se concrétiser autrement. Je l’ai réalisé en partant. J’ai eu la chance de pouvoir partager une partie de ce séjour avec l’auteur et metteur en scène Amir Nizar Zuabi.
Justement, parlez-nous de lui…
Avec ce projet, je me suis retrouvée dans l’étrange et merveilleuse situation de chercher un metteur en scène alors que normalement le contraire se produit. Je suis arrivée avec un projet assez déterminé et il fallait que le metteur en scène puisse s’y adapter tout en y apportant du sien. Il ne s’agit pas d’une commande à un metteur en scène, mais d’une invitation à une collaboration. Lors d’un de mes déplacements à Londres, j’ai discuté avec le directeur du Young Vic, David Lann. Il m’a tout de suite conseillé Amir Nizar Zuabi, un jeune metteur en scène et auteur palestinien qui habite en Israël. Il a sa propre troupe et a joué plusieurs fois à Londres et aux Bouffes à Paris. En lisant ses pièces, j’ai été touchée. Il m’a paru d’emblée être la personne qui convenait. Je l’ai alors contacté. Toutes les idées que je lui ai proposées ont fait écho. De par ce qu’il a vécu en étant palestinien en Israël ; il est à même de comprendre les peuples qui sont en difficulté, révoltés et bourrés d’espoirs de pouvoir un jour retourner dans leur pays. Nous avons décidé de travailler ensemble après quelques conversations sur Skype sans nous être jamais rencontrés.
Comment cette rencontre a-t-elle fait évoluer le projet ?
Une expérience riche, émouvante, dense et passionnante. Avec Amir, nous nous sommes rencontrés à Irbid en Jordanie, à la frontière de la Syrie et d’Israël où se trouvent des milliers de réfugiés syriens oubliés du monde et qui font face à une précarité et une misère inimaginables. Nous sommes allés ensemble les rencontrer, nous avons été accueillis chaleureusement et les gens nous ont confié leurs histoires très humblement. Un énorme besoin d’être entendus se faisait sentir. J’ai filmé et j’ai pris des notes. Amir, lui, a écouté et traduit. Nous avons vu des hommes et des femmes simples qui avaient une belle vie avant dans le doux pays, certains soutenaient le régime avant la révolution. Ils ont été contraints par la force des événements d’assumer un destin bien plus important que ce qu’ils auraient pu imaginer et de devenir des héros sans le vouloir pour autant. Extrêmement émus, bouleversés et secoués par ce que nous avons vu et entendu, nous sommes partis à Haïfa, lieu de résidence d’Amir, pour créer la pièce en un mois, un temps record. Nous avons beaucoup parlé et discuté, en essayant de rassembler les histoires et en les respectant le plus possible. Nous sommes passés par beaucoup d’improvisations. Nous avons aussi cuisiné. Notre souci a été de rester fidèles aux histoires et en même temps d’en faire une pièce de théâtre tout en intégrant les actualités au jour le jour. Nous y avons été contraints, car elles intervenaient sans arrêt dans notre espace artistique. Nous avons régulièrement parlé aux activistes à l’intérieur du pays. Après l’attaque aux armes chimiques nous avons dû changer la fin de notre pièce et vu le cours des événements, nous allons certainement être encore contraints à adapter la création.
Sous quelle forme avez-vous choisi de créer votre pièce ? Pourquoi ?
Une forme théâtrale toute simple. Une femme raconte des histoires, sa propre histoire. Pendant ce temps, elle est en train de cuisiner, pour de vrai, un plat syrien. Un spectacle assez sobre et pur, du moins dans l’espace, pas forcément dans le contenu. J’ai déjà beaucoup travaillé ainsi. Mon goût théâtral est venu de ma première collaboration avec Peter Brook. Pouvoir faire du théâtre de telle manière qu’il soit immédiat, direct, accessible à tout le monde, qu’il soit transportable et transposable. Celui qui peut être adapté à des langues différentes et qui peut se produire partout quitte à apporter quelques corrections. De l’art théâtral qui peut se faire avec rien. J’ai toujours trouvé très puissant de pouvoir sur scène créer une tempête avec un tissu. Le théâtre possède encore une magie que le cinéma ne peut pas avoir, il n’a pas besoin d’effets spéciaux. À partir du moment où un mot est prononcé et si le comédien l’assume, une intention, un objet, une situation ou un personnage transparaît.
Comment avez-vous choisi le titre Oh mon doux pays ?
En juin 2012, la femme du président syrien est allée soutenir à Damas les joueurs syriens de badminton qui partaient pour les Jeux Olympiques de Londres. Elle s’est présentée sur le terrain de jeux vêtue d’un t-shirt serré sur lequel était écrit en arabe Mon doux pays. Cet événement a d’ailleurs fait la une de certains journaux. Un scandale alors que le pays déplorait déjà trente à quarante mille morts. Je me suis tout de suite dit que cet épisode était pertinent. D’abord parce que Mon doux pays est une étiquette dont l’attribution convient tout à fait à la Syrie, et la douceur de ce pays est un attribut qui resurgit tout le temps dans les récits des réfugiés. Et j’ai moi-même goûté à cette douceur. Puis le fait que cette femme dirigeante puisse mettre un t-shirt pareil dans une insouciance totale est parlant. Ce décalage est symbolique de la Syrie d’aujourd’hui. En même temps ce titre évoque tellement un autre aspect de ce qui est associé à la Syrie d’aujourd’hui. Il me paraît important d’en relever la substance.
Propos recueillis par Marie-Odile Cornaz
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