Retour de vacances d’Éva et Robert. Ils ont laissé leur maison individuelle à Judith et Sébastian. Autour d’une table basse, les deux couples se retrouvent, font l’état des lieux. Mais les personnages changent soudain de ton, de rôle. Tout glisse et virevolte. Les duos deviennent interchangeables, et la vérité bascule. Culbute infinie. Les protagonistes se font tour à tour enfants, amants, mères, locataires, voire filles au pair. Ils endossent tous les rôles, tous les costumes, traversent les combinaisons possibles des aléas de l’existence. Ils deviennent les acteurs mêmes de la pièce qui se joue, et cherchent leur metteur en scène. On passe de l’absurdité d’une situation domestique la plus triviale à la caverne de Platon. Les scènes quotidiennes de la vie molle virent à l’épopée fantastique, à la fable philosophique. Cluedo existentiel, Perplexe déploie un patchwork des folies urbaines qui frôlent la métaphysique.
Directeur du Nouveau Théâtre d’Angers, scénariste, ancien professeur de philosophie, Frédéric Bélier-Garcia revient au Rond-Point après Yaacobi et Leidental d’Hanokh Levin ou Et la nuit chante de Jon Fosse. Le théâtre qui l’intéresse « n’est pas là pour résoudre les problèmes, mais pour en composer, pour embroussailler un peu plus l’affaire humaine ». Avec un humour corrosif et des inventions imprévisibles, il dirige l’œuvre en cascade de délires de Mayenburg, quadra allemand surdoué, auteur entre autres de L'Enfant froid, Le Moche et Le Chien, la nuit et le couteau vus au Rond-Point. Il livre ici une comédie absurde, magistral colin-maillard, qui se joue des bizarreries de la vie.
Perplexe joue avec les nerfs du spectateur… Est-ce , ça qui vous a séduit dans ce projet ?
Perplexe est une enquête, un colin-maillard existentiel, un jeu virtuose avec le spectateur, une culbute en eau profonde dans l’histoire de la pensée occidentale. Tout ça à la fois, et dans un défoulement allègre. Chacun (spectateur, personnage, metteur enscène, auteur) s’y demande : mais qui joue quoi ? Et on doit découvrir sans cesse : qui est qui pour l’autre ? Celui qui parle là, est-il l’amant, le mari, l’enfant, le locataire, ou la fille au pair de celui qui l’écoute ? À quoi jouent-ils tous ? Et finalement, à quoi joue-t-on tous quand on trottine sereinement dans nos vies urbaines et palpitantes ? Marius von Mayenburg installe deux femmes et deux hommes (soit quatre quadras) dans une maison individuelle, et exécute, à vive allure, le carnaval des possibles, soit toutes les combinaisons qui peuvent réunir, séparer, déshabiller, affoler ces quatre êtres. Il raconte ainsi, à sa manière sportive et vertigineuse, l’aventure si gaie et si triste, de
nos existences, accélérées et condensées ici autour d’une table basse. Et dans ce Cluedo philosophique, entre les quatre murs de ce pavillon, se vérifient la loi de la sélection des espèces, la mort de Dieu,le mythe de la caverne. Chacun (re) découvre, à ses dépens, l’efficience de Darwin, Nietzsche et Platon, à l’occasion d’une douche, d’une fête masquée (thème : Aurore boréale), ou d’un baiser échangé.
Quelle est la vérité, finalement ? Qui sont ces personnages qui défilent dans cette caverne de Platon ?
Ces personnages sont tous les rôles, créatures, figures, que nous endossons tour à tour, ou simultanément, au fil de notre vie : l’enfant, l’amant, le mari, la femme, le partenaire sexuel, la mère, le locataire, la fille au pair… Et ici comme dans ce bal masqué au long cours qu’est l’existence, chaque acteur revêt tous ces costumes. Comme nous, il se sent toujours mal taillé pour ce prêt-à-porter toujours trop univoque. Comme nous, il lui semble devoir traverser cette vie comme un acteur à contre-emploi cherchant éternellementsa destination véritable, son bon emploi. Qui est le metteur en scène de cette grande boum culturelle douceamère ? Est-il toujours dans la salle ? Ne s’est-il pas « barré », « débecté » par le décor, l’histoire, ou les acteurs ? Est-il jamais venu, d’ailleurs ? Perplexe est un jeu radieux de métaphores. On part des situations les
plus quotidiennes, les plus domestiques (un couple loue un chalet à un autre couple), pour grimper jusqu’aux cimes théoriques les plus formidables de notre condition moderne (Le Surhomme nietzschéen, etc). Le théâtre lui-même, comme dispositif étrange, où des personnes jouent quelque chose qui n’est pas d’eux en faisant semblant d’être séparés par un (quatrième) mur d’autres gens silencieux qui les observent depuis l’obscurité, s’abîme dans ce vertige.
Comment expliquez-vous que cette pièce de Mayenburg soit peut-être l’une des pièces les plus prisées, et représentées, du moment ?
L’engouement que suscite cette pièce est sans doute dû au fait qu’elle rassemble et un jeu ludique sur notre manière de faire du théâtre aujourd’hui et une réflexion sensible sur notre contemporain désarroi quant à ce monde sur lequel nous avons la sensation de riper irrépressiblement. Les situations se font et se défont, les couples sont interchangeables et réinventent en cascade les scénarii de leurs aventures biographiques. Les personnages de Perplexe, qui portent les noms des acteurs qui les incarnent, sont des individus patchwork qui cherchent l’assurance et la sécurité dans une réalité mouvante et en désintégration continue : ils ne peuvent que glisser en permanence sur les peaux de banane métaphysiques que la pièce disperse sur leur chemin. La dernière pièce de Marius von Mayenburg est une comédie absurde, ou plutôt une pièce sur l’absurdité de la comédie humaine, sur les caprices de la réalité, de l’identité et du théâtre même.
Allez-vous organiser la confusion ? Clarifier le chaos ou créer le doute ?
Dans la plupart des notes d’intention des spectacles d’aujourd’hui, les metteurs en scène nous font part de leur louable projet de faire sens, de donner du sens au monde actuel qui en manquerait gravement. Mayenburg, avec Perplexe, propose au contraire d’en perdre, comme on perd du poids ou le Nord, parce que le monde souffre plutôt de trop de sens, trop de prévision, trop de précaution. Ce qui donne à tous les événements de la vie privée ou historiale un arrière-goût âcre de déjà-vu. Le bon théâtre, comme la bonne philosophie, n’est pas là pour résoudre les problèmes, mais pour en inventer. Complexifier un peu plus le monde et l’affaire humaine, rendre tout plus équivoque, plus touffu.
Propos recueillis par Pierre Notte
Sebastian, au public.
Oui, je suis désolé, cette scène
détestable. Bien sûr on pense
aussitôt, qu’est-ce qui a mal tourné,
d’où ça vient, pourquoi cet enfant
se comporte-t-il ainsi, et en plus
c’est rasant : conflit des générations,
déjà vu mille fois, et tout à coup
on l’a dans sa propre famille, vous
n’imaginez pas le joli nourrisson que
c’était, pénible, vraiment pénible.
Eva revient.
Eva
Mais que fais-tu là ?
Sebastian
Je me distancie de notre enfant.
Je trouve Robert pénible.
Eva
À qui tu parles ?
Sebastian
J’ai pensé, des mots ont été dits, je
préfère m’excuser.
Eva
Tu fais un monologue ?
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