Pour Penthésilée

du 8 au 12 février 2005
1H20

Pour Penthésilée

CLASSIQUE Terminé

Au-delà de la guerre des sexes, c’est une furieuse histoire de désir, de sexe, de dévoration, de passion destructrice qui est racontée. L’énergie tragique de Penthésilée a fasciné Daria Lippi qui démultiplie le «je» pour s’approcher de cet endroit entre folie et raison où le féminin veut se résoudre dans le masculin. Penthésilée, au-delà du mythe, est tout simplement une histoire d’amour fou.

Une tragédie des pulsions inavouables
La mise en scène

Une femme mythe
Entretiens avec Eric Lacascade et Daria Lippi

Là où règnent aujourd’hui les Amazones vivait autrefois une tribu d’hommes libres et de guerriers. Un jour, les Ethiopiens et leur roi Vexoris entrèrent en force dans le pays, massacrèrent les hommes, les enfants et les vieillards, s’installèrent dans nos maisons, pillèrent nos récoltes et, arrachant les épouses aux tombeaux des époux, ils les violèrent. Mais la révolte couvait, sourde, cachée : nos bagues, nos bijoux, nos colliers furent fondus et forgés en poignards puis dissimulés dans nos lits souillés ; et quand le mariage de Vexoris avec Tanaïs, notre reine, fut célébré, elle lui plongea sa lame dans le cœur. Cette nuit-là, toute cette race fut caressée par les poignards, jusqu’à la mort.

Le peuple, réuni en Conseil, décida que les femmes ayant accompli un tel acte héroïque seraient libres et jamais plus elles ne serviraient le sexe masculin.

Dans un épisode de la guerre de Troie, Penthésilée poursuit Achille après la mort d’Hector. Chez Heinrich von Kleist, le génie torturé du théâtre romantique allemand qui se suicida d’une balle dans la tête à l’âge de 34 ans, Penthésilée devient une tragédie de l’innommable, de l’invisible, des pulsions inavouables.

Au-delà de la guerre des sexes, c’est une furieuse histoire de désir, de sexe, de dévoration, de passion destructrice qui est racontée. L’énergie tragique de Penthésilée a fasciné Daria Lippi qui démultiplie le «je» pour s’approcher de cet endroit entre folie et raison où le féminin veut se résoudre dans le masculin. Penthésilée, au-delà du mythe, est tout simplement une histoire d’amour fou.

Regards croisés David Bobée, Arnaud Churin, Héla Fattoumi, Eric Lacascade, Loïc Touzé et Stéphane Babi Aubert, Philippe Berthomé, Régine Chopinot, Philippe Marioge, Julian Snelling, Clarisse Texier, Virginie Vaillant.

Adaptation d'Eric Lacascade et Daria Lippi.

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Qui crée un spectacle ? Un, tous, certains ? Qui peut dire c’est mon projet, ma pièce, mon monde, c’est de moi que cela parle, c’est mon désir qui s’y exprime ?

J’avais envie de mettre ces questions à l’épreuve du plateau, de bouleverser le qui fait quoi dans le travail. J’avais envie de créer une alchimie qui permette à des créateurs, habitués à l’unicité de leur rôle face à la multitude des interprètes, de se prendre en compte, se bousculer, se stimuler à aller dans des endroits peu connus de leur propre univers. Parce que, si la réalisation minimum de cette structure est une série de variations sur thème avec la même comédienne, son ambition est de s’inventer un processus qui produise à la fin un spectacle organique.

J’avais besoin de requestionner aussi mon rôle de comédienne, toujours en balance entre créateur et interprète, de prendre une position plus risquée, plus jouissive, pour que ce soit mon désir qui donne naissance à un projet tout en restant du même coté. Pour être aussi le lieu, la matière, le lien entre les différents regards : être unique pour ne pas être univoque.

L’idée d’inverser en nombre la structure même de l’équipe artistique d’un spectacle m’est venue au printemps dernier, au sein d’un collectif d’acteurs et metteurs en scène né autour d’Eric Lacascade. Portés par l’actualité politique qui nous touchait de près en tant qu’intermittents, nous nous étions mis à réfléchir à la création, au processus de création, et donc à ce qui se fait et à ce qui pourrait se faire différemment.

Ensuite est venu l’été. Avignon. La grève. La remise en cause du pourquoi et pour qui chacun fait ce métier, de ses fondements intimes et sociaux, de son rapport (trouble) à la reconnaissance. Et la rencontre avec les chorégraphes qui venaient de Montpellier, les discussions, l’engagement, la colère, une rencontre politique et humaine, quelque chose qui avait à voir avec la communauté.

Parce que l’idée de communauté est essentielle dans ce projet, ils sont donc six à qui j’ai proposé ce pari, et qui ont accepté : trois metteurs en scène, Eric Lacascade, avec qui je travaille depuis 12 ans et qui a partagé ce projet dès son origine, David Bobée, Arnaud Churin, avec lesquels je travaille depuis longtemps et qui me connaissent parfaitement  trois chorégraphes, Régine Chopinot, Héla Fattoumi, Loïc Touzé, qui, eux, ne m’avaient jamais vue sur scène, et qui ont parié sur l’échange qu’on avait eu, et sur le projet.

Il faut dire que je suis arrivée au théâtre par la danse, et donc ce partage entre metteurs en scène et chorégraphes, bien qu’il étire encore le champ des doutes et des questions, me paraît presque naturel.

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Le texte est venu après. Il a resurgi tout à coup de mes envies de toujours (j’avais 15 ou 16 ans quand j’ai lu Penthésilée pour la première fois). Malgré la difficulté à imaginer cette pièce adaptée pour une seule personne, ce sont les thèmes qui la traversent qui ont guidé mon désir : Communauté de femmes. Adolescente, je dévorais tout ce qui avait trait aux univers féminins. Je me disais féministe et je fréquentais la Maison des Femmes : les Amazones, état de femmes, grand fantasme.

Guerrières. A 11 ans j’étais physiquement la plus forte et la plus rapide de ma classe, garçons y compris. Puis tout le monde m’a dépassée, jusqu’à mon petit frère : les Amazones, qui égalent les hommes dans le combat, grand fantasme.

L’homme qu’on fantasme. Penthésilée vit à l’écart des hommes jusqu’à l’âge adulte. Elle développe dans le paroxysme le fantasme de toute femme : celui de l’Homme, de l’autre, à la fois Soleil, Dieu de Jeunesse, Vie, à la fois Ennemi, Ogre, Bête. Le champ de bataille est en elle, les guerriers sont ses désirs, elle réduit Achille à n’être qu’un mauvais acteur, qui rentre toujours avec une scène de retard.

Pouvoir/Sexe. Elle veut du pouvoir dans sa vie. Elle veut pouvoir dire qu’elle veut du pouvoir. Elle veut pouvoir dire qu’elle veut du sexe, aussi, ce qui revient au même. Elle veut du sexe dans sa vie.

Genre(s). Elle est une femme, comme on dit. Elle est aussi un homme. Elle aime les femmes comme une femme les aime. Elle les aime comme un homme aussi. Elle aime un homme en homme qu’elle est, et la femme qu’elle est l’aime aussi. Elle voudrait parfois qu’il soit elle, être lui.

J’avais besoin pour ce projet de nous confronter à une femme, mieux une femme-mythe : assez extrême, complexe et contradictoire pour être notre contemporaine, assez ancrée en moi, assez entière, assez enracinée dans l’imaginaire collectif pour être universelle.

Il me fallait cette femme pour qu’une femme d’aujourd’hui puisse se mettre en dialogue avec elle sans devoir se composer un rôle.

Daria Lippi, juin 2004

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Comment est né ce projet autour de Penthésilée ? Comment avez-vous abordé l’adaptation ?
Éric Lacascade : J’avais envie de travailler depuis longtemps sur Penthésilée. Pendant nous jouions La Mouette, j’avais déjà fait une proposition de lecture aux acteurs puis l’idée est restée en suspens. Une ou deux années plus tard, Daria a pris l’initiative de m’en reparler puis de l’orienter vers un projet différent. En ce qui concerne l’adaptation, nous avons chacun travaillé de notre côté puis nous avons réuni les deux propositions. La mienne guidant davantage la trame. Les passages que j’ai gardés sont ceux que je trouvais forts, ceux qui étaient indispensables à la compréhension, ceux qui faisaient progresser l’action et même ceux qui me posaient problème et que je voulais envisager sur le plateau, des passages également qui faisaient résonance avec la personnalité de Daria et son parcours.

Daria Lippi  : Penthésilée est une figure qui fait partie de mon Panthéon. Quand, au sein de la coopérative d’acteurs du CDN j’ai eu la possibilité de proposer un projet personnel, j’ai eu envie d’explorer un processus qui bouscule les règles de la création «classique». Je désirais l’inversion en nombre du rapport entre metteur en scène et acteur. Il me fallait donc un matériau très proche de moi pour que je puisse faire face aux différents imaginaires des différentes personnes qui allaient me diriger. Le fait qu'Éric Lacascade ait envisagé quelques années plus tôt de monter la pièce me permettait aussi d’imaginer ce projet comme un prolongement particulier du travail que je fais avec lui depuis douze ans ; par la même occasion cela lui donnait la possibilité d’explorer un parcours très spécifique pour Penthésilée.

Cette autre manière de fonctionner interroge alors le rapport que chacun entretient avec le projet. Pouvez-vous nous dire comment vous vivez cette différence ?
Éric Lacascade : D’abord, j'ai travaillé la première session, celle définie dans le texte comme la première partie, pendant dix jours. Je l’ai travaillée comme je l’ai fait avec une de mes mises en scène à ceci près qu’après cette session commune je me suis trouvé comme dépossédé du projet. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps ni de réflexion pour parler d’une méthode à adopter. Les choses se font dans l’action, je dirais même avec une certaine «sauvagerie» : chaque metteur scène avec lui-même et Daria comme trace commune. Puis je suis revenu régulièrement prendre du temps avec Daria sur le plateau, quand nous sentions que la structure en avait besoin. C’est un travail qui, petit à petit, a pris pour moi beaucoup plus de temps que je ne le prévoyait au départ du projet.

Comment définiriez-vous la place de Daria Lippi dans ce projet ?
Éric Lacascade : Daria n’est pas metteur en scène mais porteuse de trace. Elle est comme un barrage qui ne retient que certains éléments. Nous, nous sommes comme des alluvions qu’elle garde et retient. D’où le terme «regards croisés», dans la nécessité à tenir compte des propositions des autres, chose que l’on fait peut-être moins d’habitude. Ici, on est obligé d’élargir notre savoir faire du fait de la fragmentation du processus de la multiplicité des regards même si certains sont beaucoup plus ponctuels que d’autres.

Peut-on parler de frustration ou de compromis ?
Éric Lacascade : C’est moins une frustration qu’un manque, une autre façon d’aborder les choses. Il est certain que je ne maîtrise pas l’ensemble du travail comme d’habitude ; la matière que je propose est digérée par les autres donc il faut faire fi d’un certain nombre de vanités du metteur en scène voire artistiques pour se mettre au service du projet. Il faut avoir la capacité de voir les ponts à lier avec les autres sans être pour autant dans le compromis. Il faut éviter que Daria soit perdue d’un intervenant à l’autre, essayer de travailler chacun sur nos points forts plutôt que sur la totalité, il faut également gérer le temps d’autant que les sessions ont été disparates. Pour ce qui est du compromis, on essaie que ça n’en soit pas. Moi, j’essaie de rester attentif aux propositions des autres tout en essayant de dégager les grandes lignes de force de la structure pour faire avancer l’ensemble du travail. Par contre, le spectacle qu’il en sortira ne peut pas être un spectacle d'Éric Lacascade ni d’aucun autre intervenant. Depuis dix ans, à force de dire aux acteurs d’inventer, de proposer, de faire, il n’est pas étonnant que Daria ait eu envie de dépasser les propositions et d’inventer une structure plus organique, plus proche d’elle. En même temps, je reste critique par rapport à ce processus qui pose des questions que nous n’avons peut-être pas su suffisamment prendre en compte, l’engagement de chacun d’entre nous étant par exemple très différent. Aujourd’hui, je pense que le résultat sera sans doute plus intéressant que le processus ne l’aura été.

Même si vous affirmez avoir une position de metteur en scène au même titre que les autres, vous dites, dans un entretien avec «Murmure», que vous conservez une position de rassembleur.
Éric Lacascade : Je suis metteur en scène comme les autres mais mon statut diffère car j’interviens en qualité d'adaptateur et aussi de producteur. Ceci me rend plus présent que les autres. Suivre de près l’évolution du travail, c’est aussi une façon de remplir ce rôle de producteur. D’autre part, je collabore avec Daria depuis douze ans, elle fait partie de la coopérative d’acteurs dans laquelle est né ce projet. Nous sommes tous les deux à l’origine de ce projet donc je m’en sens davantage responsabilisé que mes camarades qui n’ont pas ce passé commun.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans Penthésilée ?
Daria Lippi : Penthésilée pourrait être pour une actrice ce que sans doute représente Hamlet pour un acteur. D’abord, en tant que matériau pour ce projet, j’avais l’intuition que cette pièce très compliquée et avec beaucoup de rôles pouvait être adaptée pour une seule actrice, sans que le personnage en soit réduit. En cela l’adaptation qu’Eric a faite avec mon aide a été primordiale et m’a permis petit à petit de m’approprier le texte de manière plus intime. Ensuite, Penthésilée elle-même est une des rares figures féminines du théâtre classique qui conjugue le mythe (et donc un imaginaire commun dans lequel tout spectateur peut puiser) et la modernité absolue des tensions, rapports, conflits qui la broient.

Comment envisagez-vous le pluralisme présent dans la communauté des Grecs et des Amazones ? Comment travaillez-vous le conflit interne à Penthésilée ainsi que son rapport conflictuel à Achille ?
Éric Lacascade : C’est peut-être la partie la plus difficile. On travaille sur l’écart entre l’actrice et le personnage c’est-à-dire que Daria évolue entre elle-même racontant Penthésilée et elle-même jouant Penthésilée. On peut aussi penser à des stations. En ce qui concerne Achille, il est surtout de l’ordre du fantasme, du dieu soleil, du dieu mars, de l’homme surpuissant, il est à la fois réel et irréel. A nous de voir comment il peut sortir de Daria lors des trois courtes interventions de ce personnage. C’est un peu comme un jeu de poupées russes : à l’intérieur de Daria, il y a Penthésilée et à l’intérieur de Penthésilée il y a Achille. Pour ce qui est des communautés hommes et femmes, il n’y a pas d’incarnation véritable mais une adresse de l’actrice dans l’espace, dirigée tour à tour vers le public, autour d’elle ou encore dans son corps. Il peut alors y avoir dédoublement comme lorsqu’on se parle à soi-même.

Daria Lippi : Nous avons fait beaucoup de tentatives. Mais à chaque fois qu’Achille s’incarnait, devenait quelque chose, il s’amenuisait, se réduisait et réduisait par conséquence la crédibilité de la passion que Penthésilée lui voue. C’est l’idée de fantasme qui nous a finalement guidée. Achille est peut-être le nom, le visage, le corps que la femme qui va jouer Pour Penthésilée a besoin d’évoquer pour mettre en jeu sa propre déchirure. Dans Le Discours sur le théâtre de marionnettes, Kleist parle de l’homme avant la conscience, l’homme entier qui est comme le dieu, la marionnette ou l’animal. Or, c’est de cela aussi que traite Penthésilée. Cette femme est obligée de prendre conscience d’Achille pour connaître ses pulsions, les mettre en acte, de ces actes tirer les conséquences et retourner ainsi à un état animal. C’est pourquoi elle contient à la fois les Amazones, les Grecs et pourquoi pas aussi la guerre, la légende de son peuple, sa propre mère ou la première des Reines, Tanaïs.

Que peut-on dire du rapport à la communauté ? Comment se manifeste la vision politique dans Penthésilée ?
Daria Lippi : Il y a un conflit énorme dans la pièce entre Penthésilée la femme et Penthésilée la Reine. Les règles, les lois des Amazones, communauté de femmes, ne sont pas moins violemment contraignantes que celles des Grecs, communauté d’hommes. Penthésilée porte une utopie, peut-être une utopie féministe qui voudrait que l’intime et le politique, la passion et l’acte de gouverner, le corps et la parole ne soient pas séparés, voire antagonistes. Cette tension là m’intéresse, elle est tragique, intemporelle, donc actuelle.

Entretien fait par Bérangère Guérin, Thibault Jeanson, Séverine Leroy.

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