Ma petite entreprise
Rencontre avec Michel Schweizer
Ne cherchez pas, vous n'avez pas encore beaucoup entendu parler de la coma, la compagnie de Michel Schweizer et encore moins de sa nouvelle pièce, Scan [more business - more money management] ! "Ce projet questionne d'emblée le constat suivant : une forme spectaculaire (soit une activité qui se donne en spectacle) peut-elle constituer pleinement une expérience pour son destinataire (son public) quand ce dernier a une approche intéressée de l'objet ?"
Schweizer n'y va pas par quatre chemins et entend, avec ce discours sur l'oeuvre d'art, introduire un peu d'humour et pas mal de recul dans le processus de création : lors de la présentation d'un avant-projet de Scan, il n'hésitait pas à distribuer un questionnaire tout droit sorti de l'imagination des as du marketing au premier rang de ses spectateurs ! Avec les personnalités singulières qu'il choisit de convoquer, Michel Schweizer cherche à créer des tensions qui vont donner par la suite des pistes de travail. Ou pas. Il parle de prestataires plutôt que d'interprètes, d'ambiances lumineuses ou d'environnement sonore.
"Je convoque et organise des communautés provisoires. Je m'applique à en mesurer les degrés d'épuisement. J'ordonne une partition au plus près du réel." Ce que ne dit pas Michel Schweizer, croisement drolatique et improbable de Michel Houellebecq et Jérôme Bel (au hasard), c'est que l'intelligence de ses dispositifs à explosion comique fait de lui un homme libre dans le milieu de l'art vivant actuel. Autant dire un oiseau rare à suivre. Le Théâtre National de Chaillot ne s'y est pas trompé qui offre à la coma, groupuscule chorégraphique à géométrie variable (définition qui en vaut une autre...), et son chef d'équipe, Michel Schweizer, les moyens de séduire le public francilien. Ou de le dérouter. De toute façon, personne ne peut lui rester indifférent, ce qui, par les temps formatés qui courent, est le plus beau des compliments.
Philippe Noisette
Scan se construit en plusieurs temps : celui d’abord de l’élaboration
de votre thèse, de votre propos, puis l’intervention, fin mars 2003, d’un public invité à assister à une « preview »…
Michel Schweizer. Dans un premier temps, je couche sur le papier les orientations ambitieuses de ce projet, qui repose sur la tentative de
questionnement du système global dans lequel j’évolue. Ce que nous sommes amenés à faire sur le plateau est d’un intérêt secondaire.
Scan pose les questions de la légitimité de mon activité et de ma présence
dans ce lieu de représentation. Qui va donner une valeur à cette proposition ? Qui va autoriser la circulation de cette
proposition ?
Quelle est son utilité publique ? La deuxième étape de l’émergence de ce travail est donc une « preview ». Au cinéma, une « preview » est un montage provisoire du film, projeté devant un panel de spectateurs invités à donner leur jugement en vue d’éventuelles retouches au moment du montage définitif. Il m’a semblé intéressant d’appliquer ce principe pour Scan, dans le contexte du spectacle. Pendant trois soirs, fin mars, au Studio du Centre national de la Danse, je crée un panel de « clients » très impliqués dans Scan. Nous émettons des propositions qui appartiennent encore au brouillon face à un public d’observateurs privilégiés. Le spectateur sortant du « preview » choisit de remplir ou non le questionnaire. Soit il appartient au panel des « clients », soit il s’extrait et n’appartient plus au « fichier-clients » : il ne sera plus informé des évolutions de projet dans la continuité de la production, notamment au Festival d’Avignon.
Evidemment, Bernard Faivre d’Arcier a hésité avant d’accepter Scan, qu’il a considéré dans un premier temps comme une « entreprise de démolition ». Mais mon but n’est pas destructeur. Mon objectif est de générer une entreprise qui restaure la dimension vivante d’une rencontre.
Vous parlez bien de « fichier-clients », « d’objectifs » et d'« entreprise ». Il est clairement question d’une relation de marché, avec offre et demande, produit et circulation du
produit…
Cette notion est affirmée. Je constitue un cas de figure : j’ai quarante-quatre ans, je me trouve ici, au Studio du Centre national de
la Danse, puis au Festival d’Avignon. Autant échapper à tout le fonctionnement habituel qui environne l’artiste et sa proposition dans
ce contexte exceptionnel que représente le festival. C’est un lieu où, me semble-t-il, l’activité humaine est obsolète. Un lieu d’activité
intense où des individus viennent consommer du spectacle à outrance. Les publics et leurs attentes sont très divers, mais très formatés. La
direction du Festival s’interroge depuis quelques années sur son organisation générale. Scan répond à une nécessité d’insuffler des
formes risquées, hybrides, où les champs disciplinaires sont mis à mal…
Comment, concrètement, comptez-vous mettre à mal les champs disciplinaires et la relation conventionnelle avec le
public ?
Je voudrais dévoiler le moins possible le dispositif qui sera mis en place au Festival d’Avignon. Je vais avoir la chance d’investir un
nouveau lieu du festival. Le spectateur entrera par un sas. Là aussi, il devra choisir entre plusieurs statuts. Celui de VIP, « Very Informed Person » ou de non VIP. Le VIP, de son côté, profitant de privilèges, s’imaginera profiter davantage de l’expérience. Je veux
sur-dynamiser l’appétit d’information et d’acquisition des clés de chacun des spectateurs. Le VIP se rend dans un endroit, mais son
statut fait qu’il n’est plus disposé à vivre une expérience. Il est très informé de ce qu’il voit, et très au fait de ce qu’il veut voir,
grâce à vous, journalistes, ou grâce à la pratique du spectateur-consommateur.
Qui se rend encore librement dans un lieu comme celui-ci, lieu public, lieu vivant ? Qui s’y déplace sans être prévenu et informé de ce qu’il va y trouver ? Le spectateur est préparé. Il choisit son champ chorégraphique ou théâtral, à l’intérieur duquel il veut savoir qui fait quoi et à quel sujet. Une expérience ne peut avoir lieu que si « on tombe dessus », comme dit le philosophe. Je veux créer une relation triangulaire, dont le produit est l’angle principal. Le produit est en rapport avec deux publics différents : le VIP et le non VIP. Il vont forcément établir tous les deux une relation. L’un a une information qui lui permet de rire, l’autre a d’autres données. Ils vont échanger leurs informations. Devant eux, le « produit » est le stimulateur de cette rencontre.
La danse, le théâtre, la question de la représentation, ces « produits » ont-ils encore véritablement leur place dans votre projet ? Même secondaire ?
Les rencontres, avec des personnalités très différentes, les « prestataires » de Scan, prévalent sur le produit lui-même. Ces personnes ont toutes un « profil orienté ». En l’occurrence, leur corps est exposé publiquement. Leur activité rémunératrice consiste en
leur exposition physique. Il aurait pu s’agir d’interprètes professionnels, des acteurs ou des danseurs, mais j’ai choisi de
travailler avec un groupe de gens plus ou moins expérimentés. Tous sont à un moment transitoire de leurs existences professionnelles ou
privées. Chacun a une croyance émoussée, et se trouve aujourd’hui dans les mêmes interrogations que moi face à la représentation. Leur
savoir-faire et leur réflexion vont impulser le contenu du produit présenté dans
Scan. Ici, l’individu « client » et l’individu « prestataire » sont dans la même attente et dans la même modalité d’observation. A un moment donné,
les « prestataires », les « profils orientés » produisent quelque chose, car il faut bien produire quelque
chose pour que le business puisse avoir lieu. Je ne m’interdirai pas d’étiqueter cette production depuis mon statut de chorégraphe.
J’annoncerai par exemple « un solo », « un duo de danse contemporaine ». Mais tout cela s’inscrit forcément avec un degré d’ironie, pour mettre en perspective critique tout le champ disciplinaire à l’intérieur duquel je suis censé évoluer. Je suis pour ma part le « manager » de l’ensemble, car c’est bien ce que nous faisons : du management de produit et d’argent ? Le reste relève de la coquetterie de vocabulaire. Je fabrique un produit et je suis amené à le vendre le mieux possible à toutes les structures d’accueil.
Qui sont ces personnes, ces « profils orientés » constitués en ce que vous appelez « une petite communauté
provisoire » ou « un collectif humain » ?
Je préfèrerais là aussi ne pas dévoiler les personnalités qui composent le projet. Je voudrais convoquer une personne dont
l’activité au quotidien consiste à gérer sa propre survie. Je voudrais qu’un sans domicile fixe participe au projet, un individu dont le
« savoir-faire » ne transite plus par une activité rémunératrice, où une virtuosité professionnelle doit se révéler, mais quelqu’un dont
l’activité au quotidien n’est plus que « tenir ». C’est forcément une présence en effraction avec le contexte du Festival d’Avignon.
J’anticipe la critique qui me sera faite en terme d’exploitation du sujet, mais je suis convaincu qu’il faut déplacer un sdf dans cet
endroit public, pour le délocaliser momentanément de sa réalité extérieure, sans attitude
compassionnelle, sans prétendre à un travail de réinsertion. Cette rencontre
posera un maximum de problèmes, au « collectif humain » comme à
l’institution qui financera le projet. C’est parce que le sdf n’aura rien
à faire ici, et parce que dehors personne ne le voit plus, qu’on pourra
tenter de restaurer provisoirement le regard que l’on porte les uns sur les
autres. Il y aura là un élément naturellement non contrôlable.
Mon activité consiste à délocaliser le réel, à le déplacer d’un endroit à un autre. Je baigne comme tout le monde dans le message publicitaire quotidien. A 7h du matin, j’étais déjà confronté à l’image publicitaire d’une jeune fille en string. Je n’ai pas choisi à 7h du matin de me coltiner cette image, je n’ai pas choisi d’être stimulé de cette manière. Les premiers rapports humains du matin passent le plus souvent par la diffusion de visuels publicitaires. Un peu plus loin, nous croisons un individu couché au sol, un sdf, et nous poursuivons notre chemin.
C’est l’aveuglement commun, face à ces deux données, l’image de la
jeune fille en string collée au mur et l’individu couché à terre que vous souhaitez
scanner ?
C’est là que je veux intervenir, et de manière thérapeutique. Dans ce lieu public, où se rassemblent des anonymes aux intérêts très
convergents, tous les spectateurs veulent consommer, éprouver quelque plaisir et sortir satisfaits d’avoir payé leur place. On est là,
protégé du dehors et du réel, pour un moment précis, réunis entre individus initiés au fait culturel. C’est un espace réservé, où malgré
tout on peut encore essayer de susciter des expériences. Mais c’est de l’ordre du soin médical.
Etes-vous un moralisateur, un artiste, un essayiste ?
Je suis un organisateur de rencontres. Je ne porte pas de jugement, je
tente de construire un vis-à-vis humain le plus naturel et simple possible. La relation conventionnelle de la représentation ne
m’intéresse pas. Je ne veux pas qu’il y ait d’un côté le pouvoir de la parole et de l’autre la soumission du regard. Voilà pourquoi je
travaille avec des « prestataires » et des « profils orientés », car les professionnels de la scène se posent forcément dans un vis-à-vis
qui n’est pas naturel. Je ne veux pas générer de la provocation. Je traverse ici une opportunité que je sais provisoire, et je me situe en
décalage. Je ne peux pas proposer la situation de spectateur que j’ai occupé moi-même longtemps, dans la mesure où hors de ce lieu, le
spectacle du monde qui se joue aujourd’hui est particulièrement phénoménal.
Entretien réalisé par Pierre Notte
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1, Place du Trocadéro 75016 Paris