Présentation
Pas maintenant, pas ici
Brisures, Paroles, Chants
Méandres et Dialogues
La rencontre avec l’écriture
d’Erri De Luca
Extrait accordé à l'équipe de création - Rome octobre 2000
Rencontre avec Jean-Jacques
Nguyen, Réalisation
Rencontre avec Marc Feld
Rencontre avec Fabio Alessandrini - Comédien
Regard extérieur - Une fois un jour en tournée à
Thonon Les Bains - Thierry Vautherot
Regard extérieur - Une fois Un jour, en tournée au
festival de Coye la Forêt - Claude Domenech
Regard extérieur - Irène Jouhet-Soler , professeur de danse à Compiègne.
Regard du libraire - David Garçonnet - Librairie des Signes -
Compiègne
Une fois un jour- Extrait
" Depuis quelque temps, le soir, je fouille et farfouille dans les vieux négatifs de mon père. Sur l'un d'eux je me
suis arrêté. ". L'image s'agrandit, les bruits et les odeurs s'éveillent, la vie s'anime et nous voilà, visiteurs, guidés, au coeur
de ce récit d'enfance où nous partons à la découverte "quotidienne" de la ville de Naples (son histoire, sa
culture mais aussi ses lumières, son air), présente comme un fil conducteur.
Nous plongeons très profondément dans le vécu d'une famille qui lutte pour conserver une dignité perdue
pendant la guerre. Et ce narrateur de dix ans, notre guide, décrit avec pudeur et simplicité une enfance fragile, l'image des
êtres perdus et la présence d'une mère.
Ce spectacle est le fruit d’un compagnonnage entamé la saison dernière entre l’Espace Jean Legendre, Le Teatro
di Fabio et ses partenaires artistiques, Fabio Alessandrini, Marc Feld et Jean-Jacques
Nguyen.Une chanteuse, un musicien, une équipe technique, se sont joints à cette aventure qui a pris forme autour du livre
de Erri De Luca Une fois, un jour.
La création ici proposée s’est nourrie d’entrevues avec Erri De Luca qui sera présent à Compiègne, pour des
rencontres et des lectures organisées à cette occasion. Cet auteur italien qui connaît un succès grandissant en
France, est unanimement considéré comme un des écrivains les plus importants de sa
génération. Ses livres sont traduits dans de nombreux pays.
Le livre de Erri De Luca Une fois, un jour décrit l'enfance napolitaine d'un narrateur âgé d'une dizaine
d'années. Il relate également les vicissitudes d'une famille issue de la bourgeoisie déchue de l'après-guerre
qui lutte âprement pour retrouver son confort matériel et sa dignité. Entre l'impossibilité du souvenir et les territoires
de l'enfance, l'écriture abrupte et fière de Erri De Luca trace loin de toute nostalgie les récits d'une
initiation.
Initiation où la ville de Naples (son histoire, sa culture, ses traditions, ses personnages) mais aussi la
matière même dont elle vibre (lumière, air, odeur, son) agissent comme une lueur dans la nuit de la mémoire et en
font le personnage principal du livre. Naples qui nous dévisage, par son passé, son présent, sa position
géographique et qui porte en elle bon nombres de questions conscientes et inconscientes qui
agitent l'Europe actuelle (culture et mémoire, corruption, axe nord sud, pollution, etc). Pour nous, elle est le
coeur et la trame même du spectacle.
Nous voulons tisser autour du livre de Erri De Luca une écriture scénique qui mêle hors de tous collages, images filmées
(films réalisés à Naples et ses environs par Jean-Jacques Nguyen et Marc Feld), images d'archives, chants lyriques
et populaires (Bellini, Donizetti, Rossini, airs napolitains, interprétés par Sylvia Marini), musique de scène
originale (Gérard Barreaux à l'accordéon) et théâtre (Fabio Alessandrini, acteur génois
franco italien, interprétera le texte de Erri De Luca).
Nous voulons bâtir un spectacle qui traverse le livre de Erri De Luca, qui jaillisse de son écriture.
Que cette écriture fasse naître des images que les images accompagnent les mots du livre
que la parole explore d’autres matières que la parole ouvre d'autres voies pour désapprendre la langue
pour désapprendre le théâtre. Les mots du livre disparaissent dans les images du film,
traces fugaces d'un visage, lumière du ciel, mouvement de la mer, clarté souterraine des ruelles napolitaines,
murs, façades, églises, intérieurs d'appartement, marchés, propos et corps des personnages (chauffeur de
taxi, pêcheur, enfant, chef de chantier, etc...).
Chants qui sortent de la phrase, opéra qui arrive sous les mots du livre ;
contrepoint. Chants lyriques et magnifiques qui se déploient, s'amenuisent, se salissent et deviennent chants des rues de Naples.
Autres chants, (hors champ) portés par l'accordéon merveilleux de Gérard Barreaux accompagnant les images du
film, se glissant sous la parole de l'acteur, dans le silence du théâtre.
Une forme multiple surgit. L'acteur n'est plus dans le livre, le livre et les spectateurs voyagent à l'intérieur d'une
parole dans un espace poétique ouvert. Un espace fait de strates successives comme l'est
l'histoire de la ville de Naples. Un espace où se joue l'histoire d'un effacement où les
images laissent voir mais ne décrivent pas, où elles sont l'ombre et la lumière des mots.
Scénographie peuplée d'écrans (voiles et draps) sur lesquels seront projetées les images du film
Grandes voiles transparentes en tulle noir, entre la voile et le filet, en avant scène et fond de plateau.
Voiles et filets des pêcheurs napolitains qui partent en mer, ramenant des rêves
ramenant de la douleur ramenant de l'imaginaire de quoi vivre. Entre ces deux grandes voiles au centre du plateau des
draps tombent des cintres ménageant des espaces au cœur du dispositif. Draps des rues de Naples où s'impriment le fil des jours,
la matière de la ville. Dans cet espace imaginaire, l'acteur, la chanteuse, l'accordéoniste,
le film, évoluent, se croisent, s'arrêtent établissent des relations, se mêlent.
Paroles du livre de Erri De Luca, Une fois, un jour, “Non ora, non qui’’(titre original)“Pas maintenant, pas ici’’
Quelque part, quelque part en nous, quelque part ailleurs. Quelque part dans la parole entre l'écrit, le chant, les
images, le cri, la voix, l'espace, la durée. Quelque part dans une ville européenne de la Méditerranée
: Naples. Mais peut être aussi dans d'autres villes en écho, dans d'autres lieux.
Fraternité des lieux. Mémoire collective. Mémoire individuelle. Vers un chant commun.
L'espace du dedans, l'espace extérieur qui nous fait, nous défait, nous transforme.
Histoire de chacun, histoire européenne, histoire du monde. Voyage. A travers la multiplicité des formes, dans leurs
complexités, nous tentons de nous reconnaître. Pour qu'apparaisse la densité innommable d'une présence au
monde. Pour que le théâtre soit toujours une représentation à inventer.
Marc Feld et Jean-Jacques Nguyen
Marc Feld a découvert l’auteur italien il y a un peu moins de 10 ans à travers son livre " En haut, à gauche ",
« et les autres livres ensuite, qui tous, m’ ont procuré une grande émotion. Parmi eux, Une fois, un jour est un de
ceux qui me touche le plus. »
Charmé par l’écriture, le rythme, la cadence de cette œuvre, le rapport aux racines, à la mémoire, il lui
semblait très intéressant de mettre en scène cet écrivain et faire vivre ses mots.
«C’est la parole d’Erri De Luca, son chant intérieur qui est l’axe central, le moteur du spectacle, le théâtre étant encore
le seul lieu qui donne au texte sa véritable place . A ce moment-là, la rencontre avec Erri De Luca s’est faite
et a donné au travail en cours une résonance extraordinaire. Sa présence, sa réflexion nous ont
éclairés et nous avons eu envie de le mêler aux matériaux du spectacle. »
Dans l’espace scénique, la voix d’Erri De Luca se promène.
" Pour que l’on soit tout à la fois au théâtre, au cinéma, au cabaret, à l’opéra , tout se fait écho. Le texte est le
lien fondamental, et l’émotion, un guide. Le reste est une question d’équilibre, de déséquilibre, de rythme, de
justesse pour que le spectateur ne se pose plus de questions, qu’il soit émerveillé, qu’il soit au cœur même
de l’émotion que je cherche à lui offrir. "
"Écrire, c’est donner au passé une autre chance. Quand j’écris, je bafouille, je bouge avec les lèvres, ce sont
des voix qui affleurent. On doit entendre la cadence des syllabes à l’intérieur. Pour moi c'est très important de
savoir où tombent les syllabes. Un mot dépend plus de sa longueur et de l'accent que de sa précision. Quand
j'écris, je ne suis pas en train de chercher le mot exact mais la cadence exacte et si je trouve la cadence exacte,
je trouve aussi une idée à côté de la phrase que j'ai en tête. C'est cette improvisation de cadences qui me donne à
penser.Je ne suis pas concentré dans l'invention d'une histoire. C'est la mémoire qui me donne avec son diapason la note de
départ, la partition est déjà écrite.
Le centre de l'écriture, ce n'est pas la tête mais la main. Quand j'écrivais des histoires avec ma tête, j'écrivais
des histoires que je n'aimais pas. En étant ouvrier et en donnant une importance aux mains, je me suis mis à écrire
en respectant l'allure de mes mains et lentement les mots et les phrases ont commencé à aller au même pas. Et c'est
à ce moment là que j'ai commencé à garder les choses que j'écrivais.Pour moi, comprendre que c'est la main qui
structure et guide la pensée, ça m'a fait du bien. Je me sens quelqu'un qui écrit en italien bien que ma première
langue ait été le napolitain. L'italien était la langue des livres de mon père. C'était le détachement du lieu.
Quand je lis l’Ancien Testament,je ne peux pas lire avec les yeux, les lèvres vont avec, même silencieuses. Les Ecritures Saintes, je les lisais très tôt le matin avant de partir sur les chantiers, j'ai avec elles une intimité physique. Pour moi, elles ont un parfum de café, elles donnaient une consistance à mon réveil, j'avais déjà gagné ma journée et je pouvais la gaspiller ailleurs sur les chantiers.
Comment est né le projet Une fois, un jour ?
Après un premier repérage et avant de partir en tournage, nous avions déterminé les personnages que nous voulions
rencontrer et filmer.Nous avons donc défini un cadre qui décrivait avec précision les lieux et recensait les questions que nous
avions prévues pour chacun.Il nous fallait aussi retourner sur les lieux même du
livre, retrouver les habitants du quartier où Erri De Luca avait passé son enfance, redescendre par les ruelles qui
le conduisaient à la mer, retrouver le marché de la Torreta, nous imprégner des matières visuelles et sonores de son quartier. Il y avait les clichés qui collent à la ville de Naples et
qu’il fallait éviter. Un ami m’a dit d’ailleurs en voyant les images que je n’avais pas été à Naples !
Nos images n’avaient de sens que parce qu’elles venaient en écho du livre. Notre dispositif technique était toujours simplifié,
souvent lors de nos rencontres nous nous appuyions sur les lumières des lieux où nous nous
trouvions. Nos interlocuteurs nous parlaient parfois longtemps de leur vie dans le quartier, de leurs
souvenirs. Nous leur lisions des passages du livre, leurs réactions étaient remplies d’émotion .
C’est ce passage de l’écriture à la parole que nous filmions alors. Avec Erri De
Luca, nous ne savions pas s’il accepterait de parler devant la caméra. Il nous a reçu dans sa maison, près de Rome. Il était là
assis devant nous entre la lumière du feu et celle du néon de la cuisine, sa mère n’était pas très loin.
Dans la cheminée grillaient des saucisses pour le repas qu’ils nous avaient préparé.Il nous parla sans réticence. Le film naissait alors tout
seul dans le mouvement de ses mains.
Une fois, un jour le premier livre de Erri De Luca nous fait entrer dans les brisures de la mémoire.
Cette histoire qu’il réécrit pour “remettre ensemble les personnes qui ont disparu ou qui ne sont plus là’’ c’est
déjà la notre. Avec lui regarder de vieilles photographies, c’est franchir les limites au delà desquelles nous pouvons
reconstruire le temps, imaginer des dialogues qui n’ont pu avoir lieu, libérer notre vie du bafouillement des mots.
Dans cet espace imaginaire où la trace et le reflet se confondent, nous nous reconnaissons.
C’est pourquoi nous avons imaginé un espace de représentation qui permette le jeu de l’apparition et de
la disparition, un espace propice à l’emmêlement des mots, des sons, des images, un espace où puisse s’écrire
l’histoire d’un effacement. Pour cela il nous a fallu mettre au point un système qui
permette la fluidité, la souplesse et la précision dans la diffusion simultanée des images et des sons.
Ce système nous a été très utile pour ajuster les temps, modifier les rythmes, favoriser les glissements entre les
images, les sons, le jeu et le déplacement des interprètes.
Dans notre société de la communication nous entretenons un rapport narcissique, peut-être même anthropophagique avec l'image. “l'homme est une métaphore de lui-même’’ a écrit le poète Octavio Paz. Dans ma collaboration à la création de ce spectacle je cherche à comprendre quel rapport l'image entretient avec la parole et l'écriture pour que l'instant de la représentation ne soit pas autre chose que la rencontre possible des imaginaires.
Comment s’est passée votre rencontre avec l’écriture d’Erri De Luca ?
Je l’ai découvert il y a un peu moins de dix ans, lorsque j’avais monté un spectacle sur l’univers des chantiers Le journal d’un manœuvre de Thierry Metz. J’avais lu à ce moment-là En haut, à gauche et les autres livres ensuite, qui tous, m’ont procuré une grande émotion. Parmi eux, Une fois, un jour est peut-être celui qui me touche le plus. Son écriture, son rythme, sa cadence, sa construction, son rapport aux racines, à la mémoire, le lien poétique qu’il entretient avec notre rapport au monde, me semblent tout à fait passionnants. Le projet sur l’Italie de l’Espace Jean Legendre m’a permis de mettre en œuvre ce qui germait au fil des années : le désir d’avoir une aventure de théâtre avec cette écriture. A ce moment-là, la rencontre avec Erri De Luca s’est faite et a donné au travail en cours une résonance primordiale. Son humanité profonde, sa réflexion nous ont éclairés et nous avons eu envie d’incorporer sa présence et sa voix aux différents matériaux du spectacle. En acceptant d’être filmé, Erri De Luca nous a fait un cadeau exceptionnel.
Comment s’est fait le travail d’adaptation ?
Le point de départ était de faire un spectacle qui mêlerait hors de tout collage, différents gestes,
différentes écritures. L’adaptation que Jean-Jacques Nguyen et moi-même réalisons
s’attache surtout, en premier lieu à ne pas réécrire le texte, à faire des coupures, certes, mais à respecter
l’écriture originale de Erri De Luca, sa parole si singulière. Je dirais que tout le spectacle se bâtit autour de cette
parole et à travers cette parole, sans qu’elle soit pour autant le centre du spectacle. Elle est plutôt une sorte
de présence qui résonne à chaque instant de la représentation sous différentes formes (images, musique,
chant, jeu de l’acteur, scénographie). L’adaptation est un chemin de création et se fait en
plusieurs phases. La première fut d’aller sur les lieux du livre, filmer ces lieux (Naples et ses environs), rencontrer les gens qui y
vivent, les confronter au texte de Erri De Luca. Ensuite inventer et construire une scénographie dans
laquelle ces images peuvent s’inscrire.Puis vient l’écriture proprement dite du spectacle qui
devient une composition avec le texte du livre, les images filmées à Naples, la présence filmée de
Erri, la musique,
le chant…Pour que l’on soit tout à la fois au théâtre, au cinéma, au cabaret, à l’opéra ; tout se fait écho.
La phase des répétitions que nous allons bientôt débuter va permettre de retravailler encore l’adaptation. En
effet, je la conçois comme un acte de création à part entière, toujours en mouvement.
Pour moi un spectacle est le contraire d’une performance. Travaillant souvent à partir de livres qui ne sont pas
écrits pour le théâtre, je veux surtout faire partager au spectateur l’émotion ressentie à la lecture.
J’essaie toujours d’aller au cœur de cette émotion, que ce soit elle qui me conduise dans la construction du
spectacle en chantier.
Quelle est l’idée centrale que vous avez voulu dégager pour le spectacle ?
L’idée centrale, s’il fallait en chercher une, c’est dans la parole d’Erri De Luca, son rythme, son chant intérieur qu’elle se trouve.
Comment créez-vous le lien entre les différentes disciplines artistiques ?
Là encore, c’est l’émotion qui me guide et le texte en est le lien fondamental. Le reste est une question d’équilibre, de déséquilibre, de rythme, de justesse pour que le spectateur ne se pose plus de questions, qu’il soit émerveillé, qu’il soit au cœur même de l’émotion que je cherche à lui offrir plutôt que de faire du “théâtre’’ comme on dit ou de faire du spectacle, je cherche à bâtir un espace poétique ouvert.
Parlez-nous des différentes étapes de création, du tournage à Naples jusqu’à la première représentation.
Nous sommes encore en montage des séquences de films. Il y aura une série de films courts, diffusés soit
simultanément soit séparément à l’intérieur d’un dispositif complexe qui mêle texte, présence de l’acteur,
image et musique. Dans ce travail, nous voulions poser la question de l’image sur scène et de sa
perception. Du rapport qu’elle entretien avec le spectacle vivant. Nous avons inventé avec Jean-Jacques Nguyen un
dispositif qui interroge la présence et l’absence, le visible etl’invisible.
La scénographie est bâtie comme une sorte de rêve éveillé. Un espace peuplé d’écrans qui figurent à la fois les
voiles d’un bateau, les draps qui sèchent, le linceul des
disparus et surtout les strates qui constituent Naples et la vie d’un homme. Dans cet espace la voix d’Erri De Luca se promène. Il est
là comme un veilleur, sorte de contrepoint de son propre texte. Ses mots sont dits, visités par les images des
films, traversés par la musique et le chant.Je cherche à placer le public à l’intérieur du livre, à
lui donner à voir la part d’imaginaire qui s’en dégage, l’invisible aussi, ce qu’il y a sous les mots, avant les
mots, et après eux. Je voudrais que l’émotion naisse de la rencontre d’un texte, d’une mise en scène, d’interprètes
et de spectateurs, que chacun participe à cette fusion et qu’il en soit transformé à l’issue de
lareprésentation.
Comment est né le projet Une fois, un jour ?
La fascination pour ce texte et cet écrivain est la conséquence de ma rencontre avec Marc
Feld, metteur en
scène et Jean-Jacques Nguyen, réalisateur des images du
spectacle. Travailler avec eux autour de ce projet me permet de repousser encore les limites de ma recherche, liée à la
narration sur scène. La Conquête du Mexique - présentée notamment à l’Espace Jean Legendre la saison dernière -
fut pour moi un tournant important dans mon parcours théâtral où j’avais envie de m’éloigner de ma formation
classique et de faire vivre une histoire sans m’appuyer sur un texte de référence.
Ce projet de spectacle Une fois, un jour existe grâce à la volonté et la complicité de l’Espace Jean Legendre qui
s’affirme comme un lieu de création, de rencontres et de résidence pour l’équipe artistique dont je fais partie.
C’est la première fois que je travaille avec un metteur en scène et un réalisateur français en langue française. Tout
mon corps, mon expression passait à travers l’italien. Jouer en français m’oblige à dire, et donc à vivre,
différemment mes émotions : une sorte de changement de peau très enrichissant, qui me fascine surtout par la
force d’évocation du texte, à laquelle le metteur en scène me demande justement de m’abandonner.
Quelle est votre approche du texte de Erri De Luca ?
Mon enfance est très différente de celle d’Erri De Luca, mais je me sens très proche de son univers quand il se
considère comme un étranger dans sa ville et dans sa vie. J’ai ressenti moi aussi ce même sentiment envers Gênes, ma
ville, et envers mon enfance. Aujourd’hui je suis un “vrai étranger’’, je suis en France. Je tombe de plus en plus
amoureux de cette langue, de ses nuances, de sa musicalité. Cet apprentissage quotidien, cet effort, me renvoie
inévitablement aux mots de l’écrivain napolitain, les mots qu’il ne savait pas, qu’il ne pouvait pas dire. Je me
sens, par ce biais, un intermédiaire possible entre Erri De Luca et Marc Feld, entre une histoire et tous les
“étrangers’’ qui l’écouteront.
La deuxième chose qui me rapproche de Erri De Luca, c’est une phrase qu’il dit et qui me revient sans cesse. “Le
style est une intelligence physique’’. Cette phrase m’aide beaucoup. Ici nous partons d’un livre, d’un roman écrit
pour être lu, pour arriver à le vivre sur scène. Le théâtre est pour moi un passage de la théorie à la
pratique, de la page à la vie, quelque chose d’irrévérencieux, parfois.En m’appropriant le texte, j’ai besoin de placer
physiquement ma mémoire, de la cacher quelque part en moi, et de la laisser ressurgir apparemment par hasard. Comme
si les bribes de mémoire de Erri De Luca ressurgissaient en moi, affleuraientJe cherche à devenir le passeur de la mémoire d’un homme
vers le public, sans théâtralisme mais non sans théâtralité.
Quel est votre “rôle’’ dans le spectacle ?
Je serais curieux de poser cette question au public à la fin de la représentation. Quelqu’un dira sans doute c’était l’écrivain, Un autre, un personnage, Un autre encore, Fabio, Un autre, Je ne me suis pas posé la question. Mais mon rêve est que tout le monde soit ému, qu’on n’ait pas le temps de se demander qui est cet homme mais plutôt où il va avec sa vie et où il nous accompagne. Si on a besoin de repère, on peut dire que c’est un être qui raconte son enfance essayant d’évoquer pour chaque spectateur les personnes qui ne sont plus là.
Où en sont les répétitions aujourd’hui ?
La lecture présentée en mars dernier a été un test très utile. Maintenant il faut mettre à nu tout le parcours invisible du texte, lui rendre sa force et sa poésie sur scène, pour pouvoir ensuite le confronter aux images, à la musique, au chant.Les autres interprètes vont rentrer progressivement dans le travail de répétition jusqu’à Noël. C’est là que nous rechercherons les “dialogues’’, les écoutes totales des uns et des autres, l’équilibre entre la métaphore du film et la métaphore du théâtre.
Directeur de la Maison des Arts de Thonon-Evian qui accueille Une fois, un jour le 22 mars 2002
"Plusieurs raisons convergentes m’ont conduit à accueillir Une fois, un jour, à la fois au Volcan, scène nationale du
Havre, où j’étais directeur adjoint et à la Maison des Arts de Thonon-les-Bains où je suis arrivé cette saison.
La raison initiale fut la coproduction à Chambéry du spectacle La Ferme du Garet que j’avais beaucoup aimé.
A la lecture du texte d’Erri De Luca et à la découverte de cette écriture extrêmement sensible, j’ai pensé que Marc
Feld pouvait faire un travail très intéressant dans ce même rapport à l’image et au texte, entre plusieurs
disciplines artistiques. Le fait aussi que Marc Feld travaille avec Sylvia Marini,
chanteuse lyrique, fille de Giovanna Marini, et à nouveau avec Gérard Barreaux, le musicien, m’a attiré.
L’adéquation entre le travail de mise en scène de Marc Feld, l’écriture
d’Erri De Luca ainsi que le choix des interprètes m’ont enthousiasmé et m’ont incité à
programmer cette création.Nous accueillerons dans ce même temps l’exposition du
spectacle et organiserons des Fenêtres sur l’Italie où nous proposerons d’autres spectacles italiens."
Vice-Président du Festival de Coye-La-Forêt qui accueille Une fois, un jour le 18 mai 2001 "Ce qui nous a frappés, lors d’une rencontre informelle avec Fabio Alessandrini, c’est son amabilité, sa simplicité, et surtout l’empathie qui s’était de toute évidence créée avec l’auteur de Une fois un jour. C’est aussi le désir sincère de faire découvrir une œuvre de nous inconnue, au travers d’une scénographie originale, intégrant la musique, des images filmées, et une grande fascination pour la ville de Naples. Autant d’éléments qui nous ont orientés vers l’accueil de ce spectacle, conformément à l’une des vocations du Festival Théâtral de Coye-La-Forêt celle de faire connaître, parallèlement aux pièces dites de répertoire, des textes nouveaux, d’aider, dans toute la mesure du possible la création contemporaine. Fabio Alessandrini a su nous convaincre par sa parole chaleureuse, bien plus efficace que les nombreux dossiers qui nous parviennent quotidiennement."
"Erri De Luca, qui était bègue pendant son enfance, évoque ce que contenait ses silences et la prudence qui lui était nécessaire ; des moments riches de sens qui ne trouvaient pas encore d’expression.Méfiance, importance des mots ou difficultés avec les mots. Cela m’a replongée dans les difficultés que j’éprouvais pendant ma jeunesse et qui sont restées longtemps inexprimables, inavouées.Toute petite, j’admirais trop la parole de l’adulte et dépréciais d’autant celle de l’enfant que j’étais et n’admettais pas être. C’était la parole de mes parents d’abord, puis celle des écrivains. Lorsque je me suis rendue compte qu’elle pouvait nous conduire là où ils voulaient. Ce pouvoir des mots je ne l’acceptais pas, je refusais les mots des autres alors que mes propres paroles semblaient me trahir, me paraissaient disproportionnées ou impropres. Je refusais ma maladresse et ne pouvais trouver en moi les moyens d’y remédier. Ce qui fit dire un jour à mon père :Je ne comprends pas, tu as tous les dons sauf celui de la parole.J’avais déjà capitulé vers l’âge de 12 ans pour choisir d’exister autrement en prenant la danse comme intermédiaire. Ce choix me libérait de ma gêne et donc de ma révolte, il me permettait d’aborder joyeusement etsimplement tous les apprentissages liés à la danse qui possède, il est vrai, son propre langage. C’est ainsi que, de toute contractée et tendue que j’étais, j’ai acquis l’aisance à laquelle j’aspirais. Sans doute il ne suffit pas d’avoir été tendu pour devenir danseur, de même qu’il n’a évidemment pas suffi à Erri De Luca d’avoir été bègue pour devenir l’écrivain qu’il est, même si cela a contribué à ceci. Mardi 22 et mercredi 23 janvier nous allons participer à la première d’une aventure pleine d’audace : transmettre au public une œuvre littéraire et intimiste en recourant à d’autres expressions artistiques. Il fallait une certaine dose d’inconscience, d’ambition et de confiance en soi pour une telle entreprise ; mais justement les protagonistes étaient totalement conscients des dangers, des difficultés et écueils à éviter.Ils ont pris le temps heureusement nécessaire, deux ans. L’année dernière, nous en avons eu un avant goût bien convaincant. Erri De Luca lui aussi a pris son temps puisqu’il n’a publié ce premier livre qu’à l’âge de 40 ans.Il sera là et ses lecteurs seront son public."
"Une fois, un jour est avant tout, selon moi, un ouvrage sur l’absence, plutôt devrais-je dire les absences :
l’absence du père, l’absence d’un ami d’enfance, l’absence d’une femme aimée nouée à jamais aux mains du narrateur,
l’absence de la ville de Naples avec ses odeurs, ses ruelles aussi terrifiantes qu’envoûtantes, l’absence de cette mer
Tyrrhénienne mangeuse d’enfants, l’absence de ces premières interrogations philosophiques si difficiles à
exprimer quand on est bègue.
La mémoire d’un passé occulté que seules les photographies du père permettront de dévoiler par petites touches.Magie
de ces êtres inanimés à qui les mots (sorte de nouveau diaphragme) redonnent vie. Ces mots, adressés à cette
mère, évoquant un passé avec exactitude mais peut-être pas avec vérité, appartiennent à la création d’une tragédie au
sens théâtral du terme : les moments de bonheur côtoient les plus tragiques.
En véritable artisan du verbe, Erri De Luca élague toutes scories pour rendre aux mots leur musicalité, leur son pur
et cristallin. Son dernier ouvrage Trois Chevaux est à ce titre la preuve d’un travail exigeant de grande qualité.
J’étais difficile, une faiblesse dure à cacher. Je n’avais pas honte de paraître délicat, mais du manque d’indulgence que ma répugnance révélait. Un enfant ressent bien des différences même s’il ne sait pas les marquer. Je m’efforçai de dissimuler mes dégoûts, je m’exerçai de la sorte comme un étranger. Ville, dimanches : d’aussi loin que je me souvienne je n’ai pas su en faire partie. Le dimanche je souhaitais être ailleurs, n’importe quel pays, n’importe quelle fatigue. Ces années étaient étriquées, le monde immense. En classe, lors de l’appel, l’énoncé de mon nom me faisait sursauter. Ce n’était qu’un sigle mais c’était déjà un ordre, mal prononcé, mal annoncé. C’était le mien depuis peu et il était déjà fripé. L’ennui d’en porter un me prit tout petit et me poussait à ne pas répondre à la question, fût-elle courtoise : “Comment t’appelles-tu ?”. Mon père, qui tenait beaucoup à son nom, attribuait mon impolitesse à la honte de ne pas bien savoir le dire sans bégayer. Pour cette raison il était compréhensif, et répondait à ma place d’un ton solennel. Il m’inculquait ainsi le respect du nom, mais moi j’avais du mal à m’en rendre maître et celui qu’il prononçait n’était qu’une variante du sien, pas encore le mien. C’est pourquoi je restais silencieux, je répondais de moi en silence. Il me fallut beaucoup de temps pour accepter mon nom, rendant ainsi hommage au fait que d’autres avant moi avaient porté le même. C’est seulement l’adulte qui remonta les générations. Enfant je n’admettais pas le passé.
Au cours de nos promenades au bord de la mer j’avais assisté bien des fois aux arrivées et aux départs des navires. Toi, tu connaissais leurs noms et tu nous les apprenais, c’est ainsi que nous savions reconnaître le France, le Costitution, l’Indipendence et le plus beau de tous, l’Andrea Doria.C’étaient des villes scintillantes, de la terre ferme nous les regardions glisser dans le golfe comme des reines dans leurs appartements. Pour moi le nom d’Italie évoquait ce bâtiment bleu aux cheminées blanches. L’Italie c’était l’Andréa Doria, le monde mobile qui se reposait de temps en temps près de notre monde immobile. Nous, nous étions Naples, tête de ligne pour l’Amérique. Le bateau allait à New York et les Américains habitaient chez nous. Des hommes vêtus de blanc se répandaient dans nos rues sous leurs bérets ronds comme des boules de pain. Ils avaient l’air bien plus propres que nous, vous les appeliez des alliés. Pour moi enfant ce mot n’expliquait rien, par contre je pensais qu’on aurait dû les appeler des “haleinés”, tant ils paraissaient sportifs. Je rassemble toutes ces choses afin d’arriver à un point fort de mes émotions, lorsqu’un jour de Pâques nous prîmes le petit bateau pour faire une excursion à Ischia, la première. Durant le voyage de retour, à l’heure du coucher du soleil, lui, le plus beau navire du monde, entrait en même temps que nous dans le golfe. Il passa près de nous, je crois me souvenir qu’il dut nous frôler, fit hurler sa sirène si fort que je n’ai jamais rien entendu d’aussi terrible depuis. Je regardai longuement l’Andréa Doria tandis que notre bateau longeait ses remparts. Il attendait les remorqueurs à l’extérieur du port. Je ne devais plus le revoir, j’appris qu’il avait coulé. L’Italie avait fini au fond de la mer. Le hurlement de sirène lancé, dans un crépuscule de printemps, à l’entrée du golfe de Naples, à un petit bateau pour les îles, à un enfant, était un adieu. Les choses étaient porteuses d’adieux irréversibles que moi je ne comprenais pas sur-le-champ, mais après, longtemps après.J’allais à l’école et j’apprenais que l’Italie était une péninsule, une terre ferme, et pas un navire. J’avais six ans et me résignais à tous les démentis que cet âge implique : je corrigeais le profil du monde, bon, ce n’était pas un navire, c’était une botte, mais cela n’avait plus d’importance.
Après, rien ne fut pareil. Dans la nouvelle maison s'écoulait une autre vie.
De la cuisine je fixais le mur de tuf d'en face, en levant les yeux de mon livre d'école.
C'était de la vieille pierre, aux trous d'écoulement envahis par des touffes d'herbe. Je le connaissais comme
un alpiniste connaît sa montagne et sait toujours où mettre les mains. Je savais où poser mon regard pour penser aux couleurs et
les voir apparaître. Dans la nouvelle maison, à la fenêtre, les couleurs étaient déjà toutes composées. Le
ciel était au-dessous de nous, l'air n'était pas chargé d'odeurs, je regardais par les vitres le monde grand
ouvert.
Vers le soir, toutes les formes possibles s'apaisaient en lignes de rouge où le soleil descendait, appelant tout le
ciel à se déchirer, à disparaître. Je ne parvenais pas à étudier, je ne parvenais pas à imaginer.Je ne me sentais
pas fait pour rester à cette fenêtre face au ciel. Je me mis à étudier à la cuisine. Dans le bruit des travaux de
Filomena je parvenais à m'appliquer, mais je ne fus plus un bon élève. C'est à ce moment-là que je pris l'habitude de ne pas
terminer mes devoirs, d'en laisser une partie en blanc. Lors des interrogations aussi je gardais pour moi une
partie de la réponse que je devais à l'enseignant. Je me réservais une part d'incomplétude, les choses allaient mal
pour moi, je commençais à grandir.
1, place de l'Hôtel de Ville 54500 Vandoeuvre-les-Nancy