Spectacle en anglais surtitré en français.
Que se passe-t-il lorsque l’on perd le plus grand des privilèges : celui d’oublier que l’on est privilégié ? Cette question inattendue est le point de départ de Straight white men, qui aborde cette figure de l’homme blanc hétérosexuel devenue la « voix par défaut » de nos sociétés occidentales. Comme un écho lointain à Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, qui explorait les conflits moraux d’une famille de la classe moyenne blanche dans l’Amérique de l’après-guerre, Straight white men met en scène une famille ordinaire composée d’un père et de ses trois fils déjà adultes. Alors que l’un d’eux remet en question sa position et s’oppose aux attentes de sa famille, ce sont les valeurs dominantes des sociétés néolibérales contemporaines qui sont interrogées – et notamment leur tendance à faire de la réussite personnelle un objectif universel, de l’individualisme une morale, du soi une entité à modeler et à construire…
À l’image de son héros moyen, la pièce de Young Jean Lee adopte certains codes théâtraux conventionnels pour en faire ressentir toute l’étrangeté et l’artificialité. Pour cette metteure en scène et dramaturge d’origine coréenne, figure centrale de la scène théâtrale new-yorkaise, il s’agit également de poser la question de l’identité sous toutes ses formes – qu’elle soit ethnique, sociale ou sexuelle – dans une société qui ne cesse de l’exalter sans pour autant en penser les contradictions ni définir les conditions d’un véritable vivre ensemble.
Quel a été le point de départ de Straight White men ?
Young Jean Lee : Chaque nouveau projet est l’occasion de faire quelque chose que je n’ai jamais fait et que je n’ai aucune idée de comment faire. Ma dernière pièce était sans dialogue, purement gestuelle, et celle d’avant était chantée et dansée alors que je ne sais faire ni l’un ni l’autre. J’ai tendance à choisir ce qui serait mon pire cauchemar et jusqu’à présent je ne m’étais jamais intéressée à l’écriture d’une pièce traditionnelle linéaire. J’ai travaillé à plusieurs reprises sur l’identité et je me suis dit que l’identité que j’aimerais le moins aborder était celle de l’homme blanc hétérosexuel. Je vois la structure traditionnelle en trois actes comme la forme théâtrale qui lui est attaché par excellence, une forme qui a toujours été utilisée pour présenter des histoires d’hommes blancs hétérosexuels comme des récits universels. Cela me semblait intéressant d’explorer simultanément les limites de cette forme et de ce contenu – de réunir les deux dans un seul grand cauchemar.
Pouvez-vous nous parler de la notion de « privilège » qui est ici centrale ?
Pendant notre premier atelier à l’Université de Brown, nous avons défini le privilège comme « la capacité à recevoir des choses (que d’autres personnes ne reçoivent pas automatiquement) sans les avoir gagnées, en raison de l’apparence physique ou d’un comportement culturellement acquis ». Néanmoins, de la même manière que UNTITLED FEMINIST SHOW n’était pas une pièce « sur » le féminisme ou tentant de le définir, Straight White Men (SWM) ne porte pas « sur » le privilège et ne tente pas de dire quelque chose de neuf à ce propos. SWM veut amener les spectateurs à prendre conscience de leurs réactions, à penser leurs propres rapports à leurs privilèges.
En quoi avez-vous été inspirée par Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller ?
Mort d’un commis voyageur n’est pas tant une inspiration qu’une référence inévitable. Cette pièce fait partie de l’héritage incontournable de tout drame américain sur les rapports entre père et fils. Ce qui m’intéresse dans cette pièce, c’est le thème très présent de l’argent et de l’ascension sociale. Willy a des difficultés financières et veut que son fils Biff ait plus de succès que lui. Mais SWM témoigne d’un tournant culturel parce qu’il met davantage l’accent sur l’idée « d’exploiter son talent unique », d’être reconnu comme quelqu’un « d’exceptionnel », plutôt que seulement sur l’argent. Ed pense que son talent particulier n’a jamais été développé et reconnu et il veut que ce soit le cas pour ses fils.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le drame psychologique familial ?
Normalement, cela m’intéresse assez peu quand je vais au théâtre, davantage dans les films ou les séries télévisées... Certains des spectateurs de la première dans l’Ohio n’étaient pas habitués à ce genre de drames et m’ont fait remarqué qu’ils étaient captivés par l’histoire de la pièce. Je trouve cela intéressant – je n’ai jamais eu un public qui fasse autant attention au moindre mot prononcé.
Vous avez dit que votre pièce se jouait « straight », c’est-à-dire de façon « normale » ou « conventionnelle ». En quel sens ?
Cette expérience (puisque je suis une dramaturge expérimentale) consiste en partie à m’imposer le défi de rester dans les limites d’une structure conventionnelle. Les personnages doivent être crédibles, tout dans la pièce doit être vraisemblable. Je dois aussi me conformer aux lois du temps et de l’espace.
Comment avez-vous conçu la scénographie ?
Je voulais créer un décor de salon très traditionnel et naturaliste, et c’est ce que nous avons fait à l’Université de Brown. Mais avec ce décor, le public avait l’impression que les personnages étaient riches, ce qui créait une distance. Les spectateurs pouvaient se dire « je n’ai pas à me préoccuper de mes privilèges parce que je ne suis pas aussi privilégié que ces personnages. » Nous nous sommes aussi rendus compte que ce décor semblait artificiel parce qu’une famille aujourd’hui ne passe pas son temps dans le séjour – mais plutôt dans une pièce à vivre où il y a la télévision. Nous avons donc changé le décor, en se calquant sur la maison dans laquelle j’ai grandi. J’ai demandé à ma mère de dessiner le schéma de sa pièce à vivre, et de lister les gadgets qui sont sur ses étagères, et on s’est servi de ces détails pour les accessoires. Mon scénographe a créé un décor qui ressemble exactement à la maison de mon enfance. Puisque ma famille est assez ordinaire, il y a tous les soirs des rires dans le public de gens qui reconnaissent des détails de leur propre maison.
Comment travaillez-vous avec les acteurs ?
Tous mes spectacles sont conçus comme ils sont écrits. Les acteurs ont joué un grand rôle dans l’écriture. Ce qui était très important au début, c’était leur capacité à observer la façon de parler et les comportements d’hommes blancs hétérosexuels entre eux. J’ai demandé aux deux groupes d’interprètes (la distribution originale et les acteurs de l’atelier à l’Université de Brown) de faire un grand nombre d’improvisations, à partir desquelles j’ai construit la structure de la pièce. Puis j’ai remplacé le gros de ces improvisation par mon propre dialogue. Ces acteurs m’ont aidée à rendre le dialogue naturel. Ils m’ont aussi aidée à ce que chaque moment du dialogue corresponde à la trajectoire émotionnelle des personnages. Mon dramaturge Mike Farry, avec qui j’ai toujours travaillé, m’aide aussi en ce sens. Je dois aux acteurs certaines des meilleures blagues du spectacle.
Quel est le rôle du public dans cette pièce ?
Mon travail évolue autant en réaction au public qu’en réaction aux acteurs ou à mes collaborateurs. Je trouve très intéressante la façon dont les gens – surtout lorsqu’ils ne s’identifient pas à cette figure – sont surpris de découvrir leur engagement émotionnel à l’égard de l’homme blanc hétérosexuel. Le personnage de Matt est né à partir d’un atelier que j’ai mené à l’Université de Brown. Les étudiants, d’origines très diverses, étaient extrêmement durs à l’égard de l’homme blanc hétérosexuel. Je leur ai demandé de faire une liste de toutes les choses qu’ils voulaient que cet homme fasse, comme se taire ou rester à l’écart. J’ai ensuite pris la liste et créé Matt. Ce qui m’a frappée, c’est qu’ils l’ont tous détesté : ils considéraient que c’était un loser parce qu’il ne se comportait pas comme un homme blanc hétérosexuel « normal ». Cette pièce ne parle donc pas tant de l’homme blanc hétérosexuel que de l’investissement étonnamment persistant du public à son égard.
A quels problèmes Matt, le fils, est-il confronté ?
Je ne suis pas sûre que Matt pense être confronté à un problème. Il a pris une décision sur ce qu’il veut faire dans la vie. Le problème est que ses frères et son père trouvent cette décision mystérieuse et inexplicable. L’un pense que c’est le symptôme d’une maladie psychologique, l’autre que Matt est contaminé par des idées politiques qui le mènent à l’échec, le troisième le trouve ingrat et paresseux. On peut dire qu’ils tentent d’expliquer son comportement en utilisant les outils traditionnels de l’interprétation des personnages dans le drame « réaliste » : ils essayent de comprendre sa « motivation », ils essayent de l’expliquer en faisant référence à son « histoire personnelle », ils cherchent une « vérité » intime et secrète. Mais aucune de ces méthodes ne donne de réponse satisfaisante. Matt ne cache pas la « vérité » de ce qu’il est en réalité (ce qui est l’illusion de départ pour produire un personnage dramatique « réaliste »). Plutôt que de dire que Matt est confronté à un problème, on pourrait dire qu’il donne à voir un problème. Son père et ses frères croient qu’il a refusé ou qu’il n’a pas réussi à accomplir son droit de naissance en tant qu’homme blanc hétérosexuel. Ils pensent – comme une partie sans doute des spectateurs – que ce refus est un geste absurde : irrationnel, inutile et contreproductif. Mais il faut ajouter que Matt ne dit rien qui indique qu’il souhaite « refuser son droit de naissance ». Il dit simplement que la meilleure chose qu’il puisse faire dans la vie est d’être un bon fils qui s’occupe de son père. S’il s’agissait d’une fille et non d’un fils, cela ne semblerait peutêtre pas si mystérieux ou absurde pour sa famille ou pour le public.
Selon vous, en quoi la situation de ce fils est représentative de phénomènes sociaux plus larges ?
La pièce ne cherche pas à « représenter » ou à commenter un phénomène social abstrait. Mais on peut dire que les choix de Matt sont influencés par certaines conditions sociales. Par exemple, il doit tracer sa voie dans un marché du travail où la possibilité libérale d’ « être soi-même » a été remplacée par un impératif plus dur à « se vendre », à moins de déchoir de la classe moyenne à cause de la dette éducative qu’il faut contracter pour entrer sur ce marché, du moins aux Etats-Unis. Dans le même temps, il se sent – ou s’est senti – obligé de chercher des formes de justice sociale collective à une époque où, aux Etats-Unis, le militantisme le plus radical est lui-même structuré de façon individualiste et entrepreneuriale. La situation de Matt est représentative de la manière dont notre désir de justice sociale est fondamentalement en conflit avec une culture qui fait de l’accomplissement personnel notre but ultime, avec notre désir de poursuivre notre ambition et de connaître le succès dans ce monde.
Comment votre propre identité d’artiste femme asiatique et américaine se reflète-t-elle dans cette histoire d’homme blanc hétérosexuel ?
Je partage beaucoup de privilèges avec eux. Par exemple, je ne suis pas harcelée par la police et je ne me fais pas suivre dans les boutiques. Les gens ne me perçoivent pas comme quelqu’un de dangereux et j’ai peu de chances d’aller en prison. J’ai grandi dans une famille de la classe moyenne et j’ai une très bonne éducation. Je peux épouser la personne de mon choix. Mon histoire n’est donc pas si différente de la leur, même s’ils ont aussi beaucoup de privilèges que je n’ai pas.
Comment placez-vous cette pièce dans votre parcours ? Et dans quelles directions voulez-vous désormais aller ?
Mes pièces sont très différentes les unes des autres, en termes de forme et de contenu, même si certains thèmes restent les mêmes. Mon prochain projet parlera de l’histoire américaine et sera jouée par une troupe intégralement constituée d’Amérindiens.
Propos recueillis par Barbara Turquier
Merci au Festival d'Automne de faire venir jusqu'à nous des spectacles fraîchement créés outre-Atlantique et tellement pertinents, aigus, brillants dans leur vision de notre société contemporaine. C'est complexe et clairvoyant, intime et universel à la fois. BRAVO.
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Merci au Festival d'Automne de faire venir jusqu'à nous des spectacles fraîchement créés outre-Atlantique et tellement pertinents, aigus, brillants dans leur vision de notre société contemporaine. C'est complexe et clairvoyant, intime et universel à la fois. BRAVO.
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