Échafaudages fantasmagoriques
Mémoire
Perceptions
Dramaturgie
Figures
Matière textuelle
Sensation sonore
Manipulations et poèmes visuels
Projections
Invitation au voyage mental, e muet allie les jeux d'ombre et de lumière. Des objets insolites, marionnettes et autres totems, peuplent le labyrinthe de Julie Berès, créatrice de sensations et d'échafaudages fantasmagoriques. L'espace scénique, d'abord vide et silencieux, s'encombre bientôt de sons, de mouvements et de matières non définissables. Le plateau se recouvre du mobilier du monde hospitalier : armatures de lits métalliques, tablettes, tabourets. Mais les objets sont désossés, recomposés, comme tout rêve, libre d'interprétation. Un homme traverse ici ses propres paysages intérieurs. Il explore le kaléidoscope constitué au fil de sa vie par les mémoires accumulées. Il se heurte aux souvenirs d'enfance, à ses refoulements, à ses censures. Ses songes percutent cette mémoire que l'on dit archaïque, collective. L'homme s'attarde, ouvre le coffre scellé des trésors cachés. Il traverse en réalité une E.M.A - Expérience de la Mort Approchée. Il approche ainsi la mort lors d'un semi-coma, un rêve prolongé dont il sortira renforcé, plus proche de l'essence même de l'existence. Vivant enfin. Dans une atmosphère où les personnages évoluent sans rôle, changent de peau comme de nom et de passé.
Après ses passages au Théâtre du Soleil puis au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique, Julie Berès présentait il y a deux ans son premier poème visuel, Poudre !, à Chaillot. Elle réunit à nouveau des comédiens-manipulateurs, un scénographe, un créateur d'univers sonores pour reconstituer un puzzle, ce tout insaisissable qui nous compose, fait de bribes ignorées au fur et à mesure de nos métamorphoses. Le temps de la représentation, les sons, les mots et les tableaux appartiennent à un rêve exceptionnel, irrationnel et libre.
Pierre Notte
" Il ne faut pas comprendre… Il faut perdre connaissance " Paul Claudel, le Partage de midi
Un homme, que nous appellerons P., à travers l’exploration de son passé et de ses visions fantasmagoriques nous emmène dans un voyage intérieur, un voyage qui pourrait s’apparenter à un rêve car il se trouve aux portes de l’inconscience, entre vécu et chimère.
Nous imaginons qu’il traverse une EMA, Expérience de Mort Approchée. Expérience au cours de laquelle la mémoire comme un tremblement nous donnerait à voir et à entendre toutes sortes de choses : des monstres, des anges, des paysages et des visages, du vide et du trop plein.
" J’ai vécu plusieurs, je suis mort un seul. " Socrate
Lors de cette traversée, l’inconscient se libère et de sa mémoire enfouie, surgissent par flots, morcellements d’images, lambeaux de vie, souvenirs météores.
La vie est comprise après coup, tout comme le dénouement et le mot fin donnent son sens à un film. Les personnes qui ont fait l’expérience de mort approchée le disent aussi à leur manière : elles racontent souvent qu’elles ont vu défiler leur vie sous la forme d’un film en accéléré. Mais s’agit-il de la vie toute entière ? Tous les récits ont leur part d’amnésie. La mémoire fait un tri subjectif aux dépens de la chronologie des événements vécus et de leur précision. Elle ne sélectionne et ne met en scène que certains épisodes de la vie sous forme d’un ultime « flash-back ». Quel est le tri que nous faisons ? Quel est le montage effectué pour écrire le film de sa vie ?
Le néant n’est pas ce trou où l’on s’enfonce brutalement mais le pouvoir subjectif de s’évanouir dans sa propre vie. M’appartient-elle encore lorsqu’elle me raconte ?
Vertige, perte d’identité ou plutôt identité reconstruite, revisitée à la lumière de cette expérience de mort approchée.
C’est un véritable voyage initiatique qui s’opère lors de cette traversée où la question du « qui suis-je ? » est indétournable.
Ce que nous voulons explorer dans cet état limite se situe dans les nouvelles connexions neurologiques qui s’effectuent après un choc, dans cet état
ante mortem, l’ouverture sur de nouvelles fenêtres de la perception.
Imaginez le cerveau comme un kaléidoscope qui s’agiterait furieusement, du fragmenté, de l’éclaté, de l’atomisé.
Il n’y a plus de rationalité, mais une réalité recomposée par des liens ténus relevant d’un parcours personnel et inconscient.
Nous nous sommes attachés à constituer les traces d’une biographie, qui ne soit pas fondée sur une narration chronologique, mais sur une déstructuration et une recomposition du temps. Présent, passé et avenir s’entremêlent et se superposent. Nous voulons traduire la béatitude et l’étrangeté de cet état intemporel que traverse P.
La structure narrative est composée de bribes de souvenirs éparpillés, de morceaux de vies réels ou rêvés qui ne sont pas reliés entre eux par des liens rationnels mais par une succession de glissements, d’associations libres, de transferts.
D’autre part, il s’agit d’élaborer, en collaboration avec une plasticienne, un vidéaste, un créateur sonore et une marionnettiste une écriture particulière. Nous nous sommes attachés à inventer une succession de poèmes visuels et sonores. Ceux-ci peuvent traduire les sensations étonnantes qui traversent P. lors de son voyage mental et donnent à voir les images et les obsessions qui l’envahissent.
Ainsi, cette narration discontinue, constituée de fragments de vies et de visions nous relie intrinsèquement aux perceptions nouvelles et intimes de P.
Huit comédiens peuplent le monde de P., ils incarnent plusieurs figures appartenant à sa mythologie personnelle et familiale ou à son environnement socioculturel. Ce sont les fantômes de sa vie. D’autres figures peuvent apparaître : des personnages rêvés, inventés, fruits de l’imagination de P.
Il s’agit pour les acteurs de glisser d’une figure à l’autre, d’évoquer des fragments d’identité, de façon éphémère, parfois fulgurante.
Nous voulons aussi, - et cela concourt à éloigner davantage le spectateur de ses repères habituels -, que certaines des figures que les acteurs incarnent, circulent de corps en corps, comme des virus, qu’un même esprit puisse habiter indifféremment chacun d’entre eux.
C’est par un travail précis sur les codes gestuels et une attention particulière au langage physique dans l’espace, que les acteurs parviennent à se métamorphoser sous nos yeux.
La parole nous permet aussi de passer d’une figure à l’autre et de glisser d’un « personnage de sa vie » à un « personnage rêvé », d’un monde à un autre. Lorsque les paroles douces d’une mère se transforment en discours militaires, quand au détour d’une comptine d’enfant affleure la cruauté absolue.
" Ne laissons pas parler les mots selon l’efficacité réaliste qu’ils ont acquis et reconduisons les vers le silence d’où ils viennent." Maurice Blanchot
Joël Jouanneau, auteur, nous accompagne dans notre travail d’écriture. Il ne s’agit pas pour lui d’écrire une pièce de théâtre mais d’être présent en répétition et de proposer une matière textuelle, - dont il n’est pas nécessairement l’auteur - mise ensuite à la disposition des acteurs et ré-interrogée au fur et à mesure du travail sur le terrain.
Nous défendons l’idée que l’auteur peut ainsi s’inspirer de tout ce qui participe du langage dans l’espace, à l’univers sonore et plastique, à la voix et au corps rythmique de l’acteur.
Joël Jouanneau et les acteurs inventent des bribes de paroles qui nous relient tant au vécu de notre homme, aux dérives de sa mémoire, qu’à son environnement hospitalier.
Par ailleurs, nous travaillons à disloquer les mots, à déstructurer la langue lorsque nous abordons les rivages de la fantasmagorie. Quand P. glisse vers ses visions, on assiste à une perte du sens rationnel de la langue, la parole tombe en lambeaux, elle devient son, respiration, souffle.
Dans les méandres de l’esprit de P., aux quelques paroles énigmatiques et déstructurées, aux réminiscences éparses, se joignent des sensations sonores déformées.
Nous voulons recréer « l’espace mental sonore de P. » où nous imaginons que le réel d’un environnement hospitalier vient se mélanger aux dérives de la mémoire et de l’inconscient.
Notre créateur sonore travaille à la manipulation et au détournement des sons qu’il capte en direct, avec des outils tels que le sampler afin de faire entendre au spectateur les sonorités étranges et déformées perçues par P. Il utilise un réservoir de matériaux préenregistrés nous reliant à son passé, vécu ou rêvé. Ensuite, le créateur sonore superpose et entrecroise ces fragments de souvenirs éparpillés avec les sons -pris en direct- nous reliant à l’état présent de P. Nous parvenons ainsi à une juxtaposition de temps, de lieux, de personnages réels ou irréels.
D’autre part, P. serait relié à un micro HF pouvant capter en les amplifiant, ses respirations, ses souffles, le moindre de ses mots. Le spectateur pouvant ainsi éprouver une sorte d’intimité organique avec lui.
Le son est aussi manipulé par les acteurs, grâce à des capteurs intégrés aux accessoires et au dispositif scénique. Ces derniers permettent une interactivité avec ce qui se déroule sur le plateau. Le son devient partenaire de jeu.
Ainsi, un geste, une manipulation, un son émis sur le plateau, devient évènement déclencheur ou modulateur d’un évènement sonore.
Objets insolites, marionnettes et autres totems habitent l’espace mental de P., ils sont manipulés par les acteurs afin de créer des tableaux en mouvement.
Il s’agit pour nous d’inventer une succession de poèmes visuels composés d’éléments autobiographiques évoquant le passé de P., métaphoriques ou oniriques nous reliant aux visions et obsessions qui l’envahissent.
Notre dispositif scénique est lui aussi modulable, il peut sous les yeux du spectateur, se transformer en une multitude de micros espaces. Ce qui nous permet de donner à voir dans un même temps plusieurs tableaux. Et donc, d’offrir une superposition de significations.
Enfin, les objets et les matériaux manipulés (essentiellement transparents) sont supports à projections de lumières et d’images vidéo. Ils deviennent ainsi des objets écrans.
En effet, il n’y a pas d’écrans figés, préexistants dans le dispositif scénique, mais des images projetées sur des supports mobiles. Les matières de ces écrans éphémères sont transformables, modulables, étirables, déchirables, organiques.
La manipulation des images projetées déplace encore davantage la perception du spectateur, elles le relient au monde de P., qui subit de multiples torsions, diverses métamorphoses. Comment le souvenir d’un être familier peut apparaître depuis l’intérieur d’un objet. Comment l’image d’une femme aimée peut surgir sur un film en polyane, s’étirer, s’allonger puis se déchirer.
La vidéo nous autorise aussi les éclipses d’espaces et de temps coutumières à P. pendant sa traversée.
L’espace mental de P. est habité par une multitude de présences familières ou insolites. Tous ces « fantômes » sont recomposés par le prisme de la vidéo.
Les acteurs peuvent-ils devenirs les fantômes de leurs personnages Jusqu’à quel point P. peut il devenir son propre fantôme, un double évanescent ou évaporé de lui-même ? Jusqu’à quel degré de déréalisation peut-on aller dans la représentation d’un corps physique ?
Dans ce monde qui subit de multiples bouleversements, diverses mutations, nous proposons au spectateur de devenir un capteur privilégié, de climats, d’atmosphères, de vivre une expérience sensorielle.
Nous voulons lui donner la sensation que dans cet « autre monde », tout n’est pas intelligible ni explicable. Et, dans un même temps nous travaillons à lui transmettre des signes, des clefs qui lui permettent de traduire les symboles, les évènements, qui le rendent actif et libre dans son interprétation.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris